L'invité ..... Le magazine ''Une saison en Guyane''.
C'est un magazine biannuel, paraissant début février et début août qui est une source d'information exceptionnelle pour ceux qui aiment la Guyane et même l'Amazonie dans son ensemble. Le n°13 récemment paru est particulièrement riche et j'y consacrerai sans doute un billet dans quelques mois.
Aujourd'hui je reporte un article de Denis Lamaison qui est paru en 2009 dans le n°3 et qui racontait l'histoire de l'éphémère ''République de Counani''.
''L'homme qui voulait être roi''
En 1887, l’affaire vaut quelques bonnes pages des journaux parisiens… Jules Gros, résidant à Vanves en banlieue parisienne, romancier populaire, et membre de diverses sociétés de géographie, est devenu président à vie du Counani. Si quelques-uns le prenne au sérieux, la plupart y voient le vaudeville de l’année. Le territoire de Counani existe pourtant bel et bien, coincé entre le Brésil et la Guyane française, et il n’appartient à aucun État en cette fin du XIXe siècle.
Jules Verne n’aurait pu trouver meilleur sujet de roman. Ruée vers l’or, évasion, trahison, espionnage, voici l’histoire de la République de Counani…
Le Contesté franco-brésilien
Quelles sont les frontières de la Guyane française ? A la fin du XIXème siècle, il est bien difficile de trouver réponse à cette question. Versant brésilien, une zone contestée existe depuis la fin du XVIIe siècle et ce malgré des dizaines de traités et conventions. Aragouari, Cachipour, Caraparori, Ouassa, Tarturagal, les fleuves frontières changent selon les interprétations des textes anciens ou les géographes.
En 1862, c’est le statu quo. Les deux parties échouant une nouvelle fois à trouver un accord décident que l’immense territoire qui s’étend entre l’Amazone à l’Oyapock restera une zone neutre, où les gouvernements français et brésiliens n’interviennent que pour régler des questions de justice regardant leurs ressortissants respectifs. Ni état, ni police, ce no man’s land est une aubaine pour les bagnards en cavales, esclaves fugitifs (le Brésil met fin à l’esclavage en 1888) et aventuriers en tout genre.
La terre de Counani
L’explorateur Henri Coudreau découvre la terre de Counani en 1883 lors d’une mission pour le Ministère de la marine et des colonies dans le Contesté. Sa description en est idyllique, un climat doux et sain où les moustiques sont inconnus, des prairies fertiles propices à l’élevage. Cette terre située à l’embouchure du plus grand fleuve du monde, écrit-il dans son ouvrage Les français en Amazonie, promet des “relations aisées avec le reste du globe”. Pour lui, le doute n’est point permis, “ces savanes n’attendent que l’Européen”. Quant aux quelques deux cents habitants qui vivent dans le village de Counani, ces “tri-métisses” (Blanc, Indien et Noir) parlant portugais mais “familiers avec le créole de Cayenne”, ils ne désirent qu’une chose, devenir Français ! “Counani : un nom harmonieux, une belle chose, une grande idée,” s’enthousiasme-t-il.
“Une grande idée”, c’est bien ce que pense également Paul Quartier, l’un des membres de l’expédition Coudreau. L’ancien horloger suisse, installé un temps à Cayenne puis reconverti dans la prospection aurifère, est lui aussi tombé sous le charme de Counani. En décembre 1885, il débarque dans la petite bourgade avec son mentor et associé, l’aventurier bourguignon Jean-Ferréol Guigues. Ils s’acoquinent avec les deux capitaines de Counani, Trajane Supriano, un ancien esclave, et Nunato de Maceda (dont Quartier épouse la fille). Les capitaines sont hostiles aux brésiliens, ils ont plusieurs fois apporté des pétitions au gouverneur à Cayenne pour demander l’annexion par la France, en vain. Cette fois, ils vont aller beaucoup plus loin.
Les capitaines de Counani ont-ils été convaincu, leur a-t-on forcé la main ? (Supriano n’a signé que sous la contrainte de révolvers, écrira plus tard un habitant de Cayenne). Quoiqu’il en soit, ils signent, en juillet 1886, un manifeste par lequel est instituée une république indépendante dont les habitants adoptent les lois et la langue française. Sûrs de leur fait, Guigues et Supriano se rendent ensuite à Cayenne dans une vaine tentative de légalisation de ce document par le maire de Cayenne.
Guigues sait que sa jeune république a besoin d’une légitimation. Il confie la présidence du nouvel état à Jules Gros, “publiciste, officier d’Académie, membre des sociétés de géographie de Paris, Rouen, Lisbonne et de diverses sociétés savantes, conseiller municipal de Vanves, etc.”
Jules Gros et la Guyane indépendante
“Quand je passais chez eux, en 1883, ils me dirent : “Cette fois, c’est notre dernière tentative. Si le gouvernement français ne veut pas s’occuper de nous sous prétexte que de vieux papiers nous déclarent neutres, indéterminés, in attribués, eh bien, nous nous déclarerons indépendants.” Il paraît qu’ils viennent de le faire. Ils ont eu joliment raison.
Comment ! voici des gens à qui vous refusez le droit d’être, et cela parce que, il y a soixante-treize ans, des diplomates, qui ne savaient pas la géographie, ont signé un traité amphigourique ! Vous ne serez, leur dites-vous, vous ne serez ni Français, ni Brésiliens, ni Counaniens, vous ne serez pas. — Eh parbleu ! soyez Counaniens, mes amis, c’est votre droit. Hourra pour Counani ! America to Americans ! ”
Henri Coudreau, La France équinoxiale, t. 1, Études sur les Guyanes et l’Amazonie, 1886, p. 415.
Gros, homme estimé et proche de la soixantaine, semble le bon choix. Ancien secrétaire de la Société de Géographie commerciale de Paris, rédacteur dans diverses revues populaires, il bénéficie d’une notoriété certaine. Comme son confrère Jules Verne, dont il est contemporain, il mélange allègrement vulgarisation scientifique et littérature d’aventure.
Le lien de Jules Gros avec la Guyane ? Paul Gustave Franconie, le député élu en 1879. Les deux compères se retrouvent tous les vendredis soir au restaurant du Grand Véfour à Paris. Autour d’un repas, marins, commerçants et politiciens, échangent leurs idées sur les questions coloniales. Ce lobby expansionniste, Franconie en est le président et Gros le secrétaire. Gros fait la connaissance de Coudreau et Guigues à cette époque. Le journaliste sédentaire est subjugué par leurs récits. Il les fait ainsi apparaître tous deux dans Le Journal des Voyages. La série est sobrement intitulée : Les grands aventuriers et les grandes aventures. C’est dans cette même revue que Gros écrit pour la première fois sur la République counanienne de Guigues, le 25 juillet 1886.
Pour la petite histoire, on raconte que Jules Gros aurait appris sa nomination par télégramme. En mai 1887, il annonce par voie de presse qu’il a été nommé président à vie de la nouvelle République de Counani. Il précise qu’étant sur le départ, il cherche des collaborateurs “d’une parfaite honorabilité et jouissant de ressources suffisantes pour l’aider à mettre en exploitation ces riches contrées”. Il reçoit à son bureau à Clamart les lundis et jeudis après-midi.
Très vite, toute la presse en parle. L’année 1887 devient celle de Counani. Il faut dire que le président prend son travail au sérieux. Guigues devient ministre d’État et grand chancelier, Quartier est l’intendant général du Palais de la présidence et Louis Boisset, publiciste, est nommé consul à Paris, au 18 rue du Louvre. Dans les colonnes du journal officiel de La Guyane indépendante distribué à Paris, on apprend que l’administration counanienne propose des concessions gratuites (de cinq hectares par ménage) aux colons volontaires à l’émigration. Comme en témoigne un journaliste, le succès est au rendez-vous :
“En quittant le consul général, notre collaborateur fut surpris de voir foule dans la salle d’attente et jusque dans l’escalier. C’étaient des gens résolus à partir pour la Guyane indépendante, qui venaient demander des renseignements. Les demandes d’émigration s’élèvent déjà à plus de trois mille.”
(Le Gaulois, 8 septembre 1887).
L’infatigable Jules Gros conçoit aussi les armoiries de la République, adapte le code napoléon et fonde un ordre de chevalerie calqué sur celui de la Légion d’honneur française, l’ordre de l’Etoile. La décoration, une croix à quatre branches rouge et noire, porte en exergue les mots “Justice et Liberté”. Le tout Paris se l’arrache. Mais comme le rappelle à juste titre Le Matin, dans son édition du 6 septembre 1887, “L’étoile se donne et ne se vend”.
La mort d’une étoile
“Je ne puis passer sous silence ces réflexions philosophiques du malheureux président de la République de Counani : “- Je les nomme… Ils me dégomment. Je les dégomme à mon tour. Mais comme j’étais dégommé, je ne pouvais plus les dégommer. Mais puisque c’est moi qui les avais nommés, ils ne pouvaient plus me dégommer… Donc, je restais nommé, et je pouvais les dégommer.”
Alfred Copin, La Revue d’art dramatique et musical, 1888, vol. 9, p. 231.
L’affaire éclate en septembre 1887. Le Consul Boisset accuse S. Richard, ancien Chargé d’affaires de Counani, de trafic de croix et Gros de complicité. Prenant ses distances avec ses associés, il dit espérer que la nouvelle colonie se fondera sous un double protectorat. Il ajoute enfin à un journaliste du Gaulois : “M. Gros a l’habitude de boire de l’absinthe comme de l’eau”. Jules Gros ne peut se laisser impunément insulter. Il supprime le consulat de la Guyane indépendante et révoque Boisset. Seul Guigues est épargné. Ce dernier choisit cependant le camp adverse. Avec les membres du gouvernement déchu, il déclare à son tour Jules Gros “indigne des hautes fonctions auxquelles il avait été appelé”. Dans le Journal Officiel de la Guyane indépendante du 17 septembre, Guigues se déclare alors seul représentant des habitants des provinces de Counani, Cachipour et Mapa. L’ordre de l’Etoile est supprimé et les chevaliers sont avertis qu’ils s’exposent à se voir poursuivre pour port illégal de décoration.
La rupture entre les principaux acteurs de Counani est aussi théâtrale qu’inattendue. Certains des protagonistes de l’affaire ont-ils pris peur ? Les mois passant, la France et le Brésil se sont agacés de ces rumeurs de sécession. Le 7 septembre, la légation du Brésil à Paris précise qu’elle n’accorde pas à l’affaire d’une prétendue république “plus d’importance qu’elle ne mérite” mais que le Brésil prendra les mesures nécessaires pour empêcher toute modification du statut du Contesté. Cette déclaration n’arrive pas par hasard le lendemain de l’annonce du départ prochain pour Counani de Gros, Guigues et Boisset accompagnant un premier convoi de cinquante français – pour la plupart cultivateurs (Le Matin, 6 septembre).
“Aujourd’hui cette république sort du domaine des légendes boulevardières. Le Brésil ne la reconnaît pas, donc elle existe.”, ironise Gaston Jollivet dans Le Matin. Mais Counani ne fait plus sourire. La déclaration commune publiée le 11 septembre dans le Journal officiel de la République française le confirme :
“Des tentatives sont faites actuellement par quelques personnes en vue de créer une république indépendante à Counani, localité située dans le vaste territoire dont la France et le Brésil revendiquent également la possession depuis le traité d’Utrecht.
Une pareille entreprise est en contradiction flagrante avec les revendications des deux États (…). Dans ces conditions, ni le gouvernement de la République française, ni celui de Sa Majesté l’Empereur du Brésil ne sauraient autoriser l’établissement d’une soi-disant république counanienne.”
Journal officiel de la République française, 11 septembre 1887.
La république ombrageuse
“La République éphémère de Counani n’a guère duré qu’un tour de cadran” titre Le Correspondant du 25 octobre 1887. Cela est sans compter sur le caractère de Jules Gros. Celui-ci refuse de s’en laisser compter. Il a raison d’ailleurs. Guigues a beau former un nouveau gouvernement, pour le Tout-Paris, il n’y a pas d’autres présidents que Gros. Le Figaro fait appel au caricaturiste Caran d’Ache, et deux pages lui sont ainsi consacrées dans le “supplément littéraire” du 31 décembre, rebaptisé pour l’occasion “Counani-Revue”. En janvier 1888, Gardel propose au Théâtre La Gaîté-Rochechouart, une revue en deux actes : Paris à Counani. L’année suivante, c’est Charles Solo qui fait jouer une comédie intitulée : La république de Counani.
Dans la réalité, cela devient une tragi-comédie. Jules Gros veut rejoindre ses administrés. La France lui a interdit de prendre place sur un paquebot français. Qu’à cela ne tienne ! En février 1888, il s’entend financièrement avec une compagnie financière anglaise, The Guiana Syndicate Limited. Contre des privilèges d’exploitation, celle-ci s’engage à l’emmener à Counani et à lui fournir des capitaux. Guigues y voit son intérêt. Après tractations, les deux compères se rabibochent. En contrepartie, la compagnie leur promet à chacun 125.000 francs.
Trois départs ont lieu vers la Guyane entre mai et août 1888. Guigues part, accompagné du fondé de pouvoir du syndicat ; Gros est du dernier convoi. Il emmène avec lui sa famille, son secrétaire et quelques partisans. Il ne verra jamais Counani. Entre temps, les Anglais ont compris qu’ils pouvaient se passer de lui. Son voyage s’achève en Guyane anglaise. Jules Gros est rapatrié en France. Cette même année, l’écrivain britannique Rudyard Kipling écrit L’homme qui voulut être roi.
C’est un Jules Gros désabusé qui écrit à son retour que son gouvernement le persécute alors que son but n’est autre que d’apporter à la France de riches territoires “sans qu’il lui en coûtât un centime ou la vie d’un homme”. Quand à Guigues, dans un essai intitulé, Guyane indépendante. Propositions au gouvernement français – publié en novembre 1889 –, il explique avoir seulement demandé la protection française pour ce vaste territoire “sans maître, sans gouvernement” et isolé du monde.
Le président déchu essaie – sans succès – de chercher l’appui d’investisseurs français, mais il a perdu de son aura. L’arrestation de son ancien secrétaire particulier, pour escroquerie au préjudice d’une société anglaise d’émigration, ne lui fait pas bonne presse.
Jules Gros s’éteint chez lui le 29 juillet 1891, à l’âge de 62 ans. Sa notoriété a dépassé les frontières. Le New York Times du 17 août 1891 parle ainsi de la disparition d’un grand globe-trotter et de sa république ombrageuse. Quand au chroniqueur Charles Formentin, il écrit le 1er septembre dans La Revue des Conférences : “Counani n’est plus, et l’homme qui avait voulu doter l’univers d’un état que Platon eut rêvé, meurt avant d’avoir régné. Jules Gros est parti pour éternel voyage, emportant avec le stock de ses décorations dédaignées le plan d’une constitution idéale à peine entrevu.”.
Epilogue. Pour quelques pépites de plus
En 1894, de l’or est découvert dans le rio Carsevène. L’Eden counanien se transforme en eldorado. Le métal précieux attise les tensions. Tandis que le drapeau français flotte au dessus de la maison de l’ancien capitaine Trajane Supriano à Counani, un groupe d’aventuriers brésiliens proclament l’autonomie du Contesté, sous protectorat brésilien. En mai 1895, leur leader, l’ancien révolutionnaire Cabral, fait arrêter Supriano à Counani. Le sang du Gouverneur de Guyane ne fait qu’un tour. Sans en référer à Paris, il envoie des troupes à Mapa pour libérer le représentant officieux de la France dans le Contesté. L’opération tourne au désastre, le combat fait plusieurs dizaines de morts. Le 18 avril 1897, la France et le Brésil sollicitent la Suisse pour trancher leur différend territorial. Menés par le baron de Rio Branco, les géographes brésiliens sont les plus persuasifs. Le 1er décembre 1900, la quasi-totalité du Contesté est attribué au Brésil.
L’histoire aurait du s’arrêter là, mais l’utopie a le don de renaitre de ses cendres. Jules Gros eu moult héritiers, et il existerait encore une République de Counani aujourd’hui. Nous laisserons donc à Henri Coudreau le soin de conclure, du moins temporairement…
« Aimez-vous les longs étés sans pluies, au ciel sans nuages ; l’atmosphère suave et pure qui rafraîchit l’âme, les solitudes enchantées où rien ne rappelle la dictature de la société ; aimeriez-vous à vivre sans le regret de la veille et sans le souci du lendemain, dans la certitude d’un avenir heureux, avec la bénédiction de la nature, sans un journal ni un député, loin de toutes les imbécillités et de toutes les scélératesses qui constituent le substratum de notre civilisation fatiguée et malade ; sans la jouissance d’être, de se laisser vivre, sans appréhension, comme sans enthousiasme ; avec quelques chevaux, quelques vaches, quelques chiens, quelques fusils et quelques familles d’Indiens tout nus ?
Alors vous aimerez Counani.
H. Coudreau, La France équinoxiale, t.1, Etudes sur les Guyanes et l’Amazonie,1886, p. 388.