Philo bath ...... Spécial Bande dessinée : la vie a-t-elle un sens ?
En septembre 2012 est paru un hors-série de Philosophie Magazine consacré à la Bande dessinée. Le principe retenu était de faire réfléchir plus d’une bonne vingtaine d’intellectuels, philosophes, auteurs de BD ou romans, médecins psychiatres, sur le fond philosophique de certaines BD. Le concept était intéressant mais limité pour ce qui me concerne, n’étant pas fan de toutes les formes de ce que l’on appelle le 9ème art. Il en découle qu’il y a de nombreux chapitres que je n’ai fait que survoler, voire pour d’autres complètement ignorés. Malgré ce tri, quelque peu conservateur que j’assume, je n’en ai pas moins trouvé des articles très intéressants et je ne regrette pas mes 8.90 € d’investissement.
L’introduction du rédacteur en chef, Sven Ortoli, m’a séduit : Comme le sparadrap du Capitaine Haddock, la question du sens de la vie n’est pas de celles dont on se débarrasse facilement. Beaucoup s’y sont essayés, de Camus à Monty Python et de Leibniz à Woody Allen, mais aucun n’y est aussi bien parvenu que certains auteurs de bande dessinée. Qu’est-ce qui fait qu’un comic trip est capable en trois mots et deux coups de crayon d’exprimer pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien et si vraiment tout cela a un (non) sens…’’ ‘’ … Pour tout dire, en quoi la BD trace-t-elle ses propres chemins vers des questions que l’on pourrait croire réservée à la philosophie ?.......
Voici de très courts extraits par thème, avant de reprendre plus largement le chapitre que je préfère :
Pour le thème ‘’ Tout cela a-t-il un (Non) sens?’’ : « Les enfants de Charles Schulz » par Umberto Eco. « … Le monde des Peanuts est un microcosme, une petite comédie humaine et au centre, il y a Charlie Brown : naïf, têtu, toujours maladroit et donc voué à l’échec…. il recherche partout la tendresse et les moyens de s’affirmer : au base-ball, dans la construction de cerfs-volants, dans les rapports avec Snoopy, son chien, dans les contacts de jeux avec les filles. Il échoue toujours. Sa solitude devient abyssale, son complexe d’infériorité saisissant…… La tragédie est que Charlie Brown n’est pas inférieur. Pire : il est absolument normal, il est comme tout le monde….. ».
A noter d’autres analyses très intéressantes dans cette rubrique, notamment « Charlie Brown et le secret de la vie » par Julian Baggini, « Eternel Cosinus » par Pascal Ory.
Sur le thème ‘’A quoi servent les héros’’ : « Eloge de Rantanplan » entretien avec Boris Cyrulnik « …Question : Rantanplan est-il le chien le plus bête de l’ouest ? Réponse : Ni de l’est, ni de l’ouest. Je pense qu’avec son intelligence de chien, il est capable de performances intellectuelles très honorables. Ce sont les hommes qui font des contresens. Prenez ce passage où Lucky Luck lui intime de garder un trésor. Que fait Rantanplan ? Il garde l’os et pas les bijoux. Parce que dans un monde de chien, le trésor, c’est un os. Quelle meilleure démonstration du fait que l’image est sémantique. C’est le contraire de ce que disent Freud et certaines religions, pour lesquels l’image rabaisse la pensée : faudrait-il n’avoir que des pensées abstraites ? Rantanplan leur répond :’’Pas du tout, l’image est une forme de pensée’’. Pour lui l’image trompe beaucoup moins que les mots.….. »
Dans cette rubrique on trouve encore de l'excellence avec « Le rire de Goscinny» par Frédéric Worms et « Un western sans cadavre » par Paul Clavier.
Le thème ’’Pourquoi tant de haine’’ ne m’a guère emballé. Il concerne essentiellement la BD noire américaine qui participe à la reconquête de la mémoire après les horreurs de la seconde guerre mondiale. On trouve aussi dans ce type de comics des thèmes qui font écho à la guerre froide et au maccarthysme, le tout présenté par la philosophe Agnès Gayraud. Je ne lis pas ce type de BD et l’analyse qui est faite ne m’incite pas à faire un effort, pas plus d’ailleurs que la présentation par Rolland Jaccard de l’œuvre d’Ivan Brunetti : «Une sexualité misérable, une misanthropie galopante et une déprime structurelle forme le fertile terreau autofictionnel de cet auteur » J’ajouterai à cette liste répulsive un dessin peu affriolant.
Pour le thème ‘’ Sommes-nous maître de nos destins’’ j’ai trouvé du bon, du très, très bon même et du dérangeant, pour moi qui suis un vieux conservateur, comme l’analyse des Mangas d’Osanu Tezuka par, une nouvelle fois, Agnès Gayraud. Par contre j’ai adoré les deux pages concernant «La crise grecque : la philosophie du chaos » du dessinateur Jul. Il y a aussi « Gemma Bovery» adapté récemment au cinéma et expliqué dans l’album par un professeur flaubertien, Yvan Leclerc. Mais, et surtout, il y a dans ce chapitre deux approches des BD de Franquin avec Gaston Lagaffe : «De l’existence à l’essence…. Et retour » par Bruno Latour et « Gaston dieu des objets » analysé par Serge Tisseron. C’est cette analyse qui fut mon vrai coup de cœur que je reprends ci-après, presque in extenso :
« Notre tradition culturelle accorde beaucoup d’importance à la distance qui sépare les êtres humains du monde non humain. La rigidité de cette opposition est de plus en plus contestée, notamment pour ce qui concerne nos rapports avec les animaux. Le fait que ces derniers ne possèdent pas un langage articulé a longtemps conduit à creuser le fossé entre eux et nous…’’ ‘’…. Heureusement nous accordons de plus en plus de considération aux gestes et aux attitudes liés à la vie émotionnelle et à la relation entre deux êtres, qu’il s’agisse de deux humains, d’un animal et d’un humain ou de deux animaux. Quant aux objets du quotidien, longtemps délaissés par les sciences humaines, ils bénéficient désormais de l’intérêt accru pour ce qui est convenu d’appeler la ‘’culture matérielle’’.
Toutes les relations que l’être humain établit avec son environnement tirent leur origine de sa propension à se projeter sur ce qui l’entoure. Nous ne confondons pas, bien sûr, l’être humain, l’animal et les objets, parce que nous savons qu’ils appartiennent à des ordres différents. Mais en pratique, les glissements sont nombreux. Nous regardons nos chats et nos chiens dans les yeux en ayant l’impression que nous les comprenons et que c’est réciproque. Et certains parlent à leurs plantes vertes…..C’est pourquoi nous gagnerions beaucoup à inverser notre façon habituelle de penser. Nous imaginons que notre empathie pour le monde non humain est une extension de celle que nous éprouvons pour nos semblables. C’est l’inverse qui est vrai : nous projetons à tout moment nos pensées, nos émotions et nos états d’âme sur l’ensemble du monde qui nous entoure, et c’est la raison pour laquelle il existe pour nous. Autrement dit, notre empathie pour nos semblables est un cas particulier de celle que nous éprouvons pour notre environnement, sans distinction de son caractère humain ou non humain. La seconde ne vient que dans un second temps ….. Et pas nécessairement.
Mieux que toute autre forme d’expression la bande dessinée nous rend sensible à cette empathie généralisée. Tout ce qu’elle met en scène y est traité de la même façon : délinée par un trait égal. Humains, plantes, objets et animaux y sont fait de la même ‘’chair’’. Tout peut y parler et y souffrir également. Franquin est l’un de ceux qui est allé le plus loin sur ce chemin. Dans ses histoires, les animaux affichent leur caractère et leur intention sur leur visage aussi bien qu’un homme, et plus clairement, car ils semblent ignorer la duplicité. Et ce n’est pas réservé aux mammifères…’’ ‘’….. A la question de savoir si les objets ont une âme, Franquin répond en les dotant d’une personnalité propre. Ils se déglinguent, pétaradent, dérapent…. Comme autant de façon de manifester leurs doutes ou leurs désaccords sir les projets auxquels on veut les faires servir. Chez Franquin, il existe même des machines capables de donner à des objets familiers une soudaine imprévisible liberté….’’ ‘’…Dans Gaston Lagaffe, Franquin franchit un pas de plus. Les objets deviennent les protagonistes principaux des histoires. Ils ne sont pas seulement imprévisibles, voire facétieux, ils sont dotés d’un inconscient à l’égal de l’humain…..’’ ‘’ …. Et Franquin les mettaient en scène, imaginant qu’elles puissent se ranger au service de nos désirs secrets. C’est ainsi qu’un ressort du fauteuil qu’il a installé dans son bureau pour se reposer le retient lorsqu’il décide d’aller travailler, et que ses bricolages inoffensifs se transforment en autant de machines agressives aussitôt que monsieur De Maesmaeker approche. Les objets fabriqués par Lagaffe ont le pouvoir d’échapper à son contrôle pour réaliser ses intensions inavouables. Le monde imaginé par Franquin répond aussi avec un demi-siècle de décalage à celui décrit par Sigmund Freud dans la ''Psychologie de la vie quotidienne'' : monde de lapsus, d’actes manqués, d’incidents que rien ne laissait prévoir…. Et qui correspondent, en réalité, exactement à ce qui était désiré. Les machines dont Lagaffe s’entoure révèlent son inconscient aussi bien que pourrait le faire un psychanalyste ! Mais alors que ce dernier utilise la parole pour interpréter les intensions, les machines la relèvent en acte.
Franquin prodigue une leçon d'optimiste...'' '' ... La machine libérée du contrôle de l'homme se trouve reconnaissante. Sa capacité d'empathie la rend capable de deviner les intensions et les besoins des l'humains et de les satisfaire..»
Un texte savoureux et passionnant de Serge Tisseron, philosophe et psychanalyste même si je ne cautionne pas complètement le dernier paragraphe.
Deux derniers thèmes finissent l’album ''faut-il mourir ou vivre ?'' et '' La vie est-elle un rêve ''. Disons que les bandes dessinées proposées ne sont pas celles qui m’intéressent mais pourtant j’ai bien aimé les analyses qui les accompagnent. Je pense notamment «Aux fils de Louise Brook» par l’essayiste-romancier Roland Jaccard et «Little Nemo. Les nuits lustrales» du philosophe-romancier Pascal Bruckner. Mais l’analyse qui m’a le plus touché est celle de Denis Moreau, professeur de philosophie et qui concerne une planche d’André Franquin (bien sûr) « Idées noires. Le bon Dieu, les retours de réel et le petit chien.»
Extraits : « Pèlerinage tragique : seul un petit chien réchappe de l’accident ! Franquin riposte en (res) suscitant l’interrogation fondamentale : et Dieu dans tout ça ? S’il y a un bon Dieu, pourquoi les pieuses ouailles du curé terminent-elle dans le ravin ? Plus largement Franquin nous invite à réfléchir à une question qui concerne tous ceux qui s’intéressent à la philosophie. La question de la suture entre notre ‘’philosophie’’ au sens large, c'est-à-dire notre pensée, nos principes, nos théories sur la réalité et d’autre part l’expérience, les faits dont nous constatons l’existence. Tous en effet, nous avons une compréhension plus ou moins élaborée et consciente de la réalité, une vision du monde qui constitue une grille de lecture…’’ ‘’ … Comment réagir, théoriquement parlant, lorsqu’on reçoit en pleine figure en ‘’coup réel’’, comment accorder la vision du monde avec l’expérience de la réalité, opérer la suture entre les conceptions et les constats. Cinq réponses sont philosophiquement envisageables.
La première, momentanément commode, mais grosses désillusions future, oppose un déni au retour du réel.
La deuxième réponse prend acte de l’existence d’une contradiction entre la théorie et les faits mais considère qu’elle est sans importance. Sauf à concéder qu’on peut penser n’importe quoi et faire bon marché des lois de la logique, c’est une vois qu’il n’est pas souhaitable d’emprunter.
La troisième réponse, souvent déchirante, consiste à changer de théorie.
La quatrième réponse est de type dogmatique et suppose une solide dose de mauvaise foi intellectuelle. Elle laisse inchangée la théorie et propose une réinterprétation de l’expérience qui permet d’expliquer la contradiction apparente et que ce qu’on avait pris pour un fait avéré, finalement ne l’est pas.
La cinquième réponse suppose le courage intellectuel d’accepter de remettre sur le métier conceptions et théories afin qu’elles épousent les faits et rendent compte aussi précisément que possible le monde tel qu’il se présente.
La théologie, et non plus la philosophie, suggère enfin un dernier type de réponse. Le dogme chrétien de l’incarnation stipule en effet que Dieu s’est fait homme en Jésus Christ et à souffert, jusqu’à mourir sur une croix au terme d’un supplice atroce. De ce point de vue la souffrance des hommes n’est donc pas quelque chose d’extérieur à Dieu : il la connait, l’assume, y participe. Ici réside la réponse proprement chrétienne, philosophiquement ahurissante, et spéculativement vertigineuse aux interrogations que suscite Franquin : C’est le bon Dieu qui se trouvait dans le bus.»
(A suivre)
Voir aussi le précédent billet de cette rubrique.