A livres ouverts... ''Le portail'' et '' Le silence du bourreau''
Contrairement à ce que j’essaye de faire le plus souvent quand un film est tiré d’un roman ou récit, j’ai vu « Le temps des aveux » de Régis Wargnier avant de lire « Le portail » de François Bizot. C’est en lisant dans la presse les critiques du film que j’ai découvert les références de ce livre publié en 2000 par les éditions de la table ronde.
J’avais entendu parler du film au Cambodge, fin octobre lors d’un voyage à Angkor où eut lieu, en décembre 2013, une grande partie du tournage. Rentré en France j’ai vu, au cinéma dès mi-novembre, la bande annonce et le film à sa sortie le 20 décembre. Très impressionné par la réalisation de Régis Wargnier mais aussi par l’histoire de cet ethnologue prisonnier des Khmers rouges et de ses rapports avec son geôlier, j’ai fait, dès le 28 décembre, un billet ciné-cure auquel le lecteur pourra se reporter.
Gérard, un ami qui avait vu le film, m’a dit, courant janvier, avoir trouvé les deux livres de François Bizot à la médiathèque du centre culturel de Niort. Je les ai réservés dans l’attente de leur retour pour pouvoir les emprunter à mon tour. Je dois avouer que j’ai trouvé dans « Le Portail » une intensité comparable à celle du film avec en plus, au fil des 400 pages du livre et de la bonne dizaine d’heures nécessaires pour le lire, de passionnantes découvertes. Gérard m’avait prévenu, c’est un témoignage extraordinaire et, en plus, c’est magnifiquement écrit.
Le livre, comme le film d’ailleurs, est construit en deux périodes distinctes (chacune faisant environ 200 pages):
La première partie concerne la fin d’année 1971, les Khmers rouges sont en lutte contre le régime de Lon Nol soutenu par les américains. Ils tiennent une grande partie du territoire, sans doute de façon hétérogène, mais dans les zones qu’ils tiennent ils font déjà régner la terreur pour forcer les jeunes paysans à les rejoindre et pour éduquer le peuple à leur idéologie communiste agraire. François Bizot ethnologue était installé au Cambodge depuis 1965 pour étudier le bouddhisme, notamment dans la campagne cambodgienne. Il vivait dans la région d’Angkor où il avait fondé une famille. En octobre 1971 il fut arrêté avec deux collaborateurs khmers par un groupe de maquisards. Les khmers rouges l’accusèrent d’être un agent de la CIA. Il fut conduit avec ses deux collègues à travers la jungle pour rejoindre, après trois jours de marche éprouvante, un centre de rééducation dont le responsable était un dénommé Douch. Celui-ci, jeune universitaire et communiste convaincu, devait obtenir ses aveux. Les 200 premières pages du récit sont pour l’essentiel un face à face entre le prisonnier et son geôlier.
« Douch venait s’enquérir de ma déclaration d’innocence. Je l’avais rédigée avec difficulté et dans un état de grande émotion. En la signant, les larmes m’étaient montées aux yeux ; je voyais, dans une vision prémonitoire, le document entre les mains de gens qui en prendraient connaissance après ma mort, comme de la dernière trace que j’aurai laissée…(..)… Douch lut attentivement le texte écrit en français. C’est alors que je me fis la réflexion que nous n’avions jamais parlé qu’en Khmer.
J’avais horreur de communiquer en français avec les Khmers : les phrases me semblaient plates, vide de sens, parce que ce ne sont pas seulement les mots qui diffèrent d’une langue à l’autre, ce sont les idées qu’ils traduisent, les façons de penser et de dire. Je ne pouvais rendre dans ma langue ce que j’avais à expliquer à mon bourreau. Les liens qui étaient en train de s’établir entre nous dépendaient totalement de notre capacité à nous comprendre, sur un terrain commun et ça ne pouvait se faire que dans sa langue. (Page 91) »
L’ethnologue est séparé de ses amis qui étaient ligotés avec les autres prisonniers khmers. Lui, l’étranger, également attaché, fut toujours isolé. Au bout de quelques semaines d’interrogatoire, Douch était convaincu que, non seulement, Bizot n’était pas un espion de la CIA mais qu’il était quelqu’un aimant passionnément le Cambodge et la culture Khmère. Il fit alors tout pour l’aider, le sauver, sauf que le jeune révolutionnaire avait un chef de zone, Ta Mok, qui voulait la mort du français. Il lui fallait donc arriver à faire remonter le rapport en ‘’haut’’ (à Pol Pot) où des considérations géopolitiques pouvaient être prises en compte. (En 1971 le régime de Phnom Penh était mal vu en Europe et notamment en France, mais pas encore les Khmers rouges qui se rebellaient contre cette dictature). Douch allait-il pouvoir arracher la libération de Bizot ?
«J’aperçus Douch sur le chemin. Il ne rentrait jamais si tôt, et cette modification des habitudes me jeta dans un premier désarroi..(…)… Au lieu de suivre la boucle qui contournait l’endroit où je me tenais, comme il avait coutume de le faire quand il ne voulait pas parler, il dirigea ses pas de manière à passer à quelques mètres seulement de moi. Mes yeux cherchèrent à l’accrocher en vain. De puissants battements de tambour propulsaient le sang dans mon corps,… (..) ..Douch resta longtemps avec les gardiens puis revint. J’observai les gestes qu’il faisait avec assurance, comme ceux d’un comédien qui joue sans s’occuper des yeux du public sur lui….(..)…. Il se retourna et trouva mes yeux. Sans les quitter il s’approcha d’un pas ferme. Alors j’entendis sa voix, détachant les syllabes, soudainement cinglantes comme l’acier :
--- Vous avez été démasqué ! Vos calculs ont été entièrement déjoués !
Je restai un instant suspendu à sa fin de phrase, sans noter sur le coup qu’il m’avait parlé en français. Mes jambes lâchèrent. Je m’effondrai sur les genoux.
Devant ma réaction, Douch, déconcerté, se précipita vers moi et me prit par les épaules…(..)… L’expression de son visage avait entièrement changé. On y lisait maintenant un mélange de surprise et de gêne. Sa bouche riait, et il me regardait :
--- Mais non… Tu me crois ? Allons, c’était une blague ! Tu vas être libéré.
Il m’aida à me relever, mais je retombais assis. Des crispations nerveuses me fermaient les yeux, sans parvenir ni à épancher les larmes ni à contenir la montée de suffoquements convulsifs. J’étais épuisé. Je me dégageai de son étreinte et lui tournait le dos pour reprendre mes esprits.
--- Ca y est, tu es libre, reprit-il derrière moi. Ca n’a pas été facile ! Tu seras chez toi à Noël. (Page 133)»
François Bizot était libre ! Il ignorait alors qu’il sera le seul survivant de ce camp de rééducation. Il accepta même d’emporter des documents de propagande à remettre à l’ambassadeur de France et à faire remonter aux plus hautes autorités françaises. Il pensait peut-être arracher ainsi la prochaine libération des autres prisonniers et notamment de ses collègues et amis. Son innocence devait logiquement garantir la leur. Mais ce n’est pas comme ça que ça marchait chez les Khmers rouges : pour rester en vie il fallait être devenu un vrai et pur révolutionnaire.
Avant de quitter le camp M13, Bizot organisa même avec l’accord de Douch un repas d’adieu surréaliste dont allait profiter tous les prisonniers, dont ces deux amis Lay et Son, qui seraient assassinés plus tard.
Il y eut aussi un dernier débat intellectuel et idéologique incroyable entre les deux hommes, le prisonnier libéré et le geôlier qui restait le maître du camp : c’est un des passages forts du roman (pages 161 à 165 puis de 171 à 175) :
«… Nous nous affrontions avec cette complicité de deux amis qui refont le monde, oubliant le repos, le cœur chargé d’exaltation et de tristesse. Mais chez lui derrière la langue de bois, s’installait l’effrayante réalité dont il devait actionner les leviers, et dans laquelle il s’investissait de tout son être, quoique sans plus de préparation que moi. … »
Cette première partie se termine page 205 sur cette phrase : « Nous nous donnâmes une accolade fraternelle, et nos chemins se séparèrent. »
La seconde partie nous emmène quatre ans plus tard, après la grande offensive des Khmers rouges. Le 17 avril 1975 l’armée révolutionnaire entrait dans Phnom Penh. Bizot qui était resté au Cambodge assista à l’évacuation massive des habitants de la capitale. Les français se regroupèrent à l’ambassade, certains vivaient en famille métissée mais sans que leur situation n’ait été régularisée ; de nombreux étrangers et cambodgiens liés à l’ancien régime venaient aussi chercher refuge à l’ambassade. François Bizot se mit au service du chargé d’affaire, Jean Dyrac, en tant qu’interprète pour négocier avec les Khmers rouges qui exigeaient qu’on leur livre toutes les personnes qui ne détenaient pas un passeport français. Cette fois encore, la connaissance parfaite de la langue khmère par Bizot fut un atout déterminant pour obtenir quelques petites concessions de leurs interlocuteurs idéologiquement bornés.
« Nous eûmes le plus grand mal à contenir la fureur des guerriers qui menaçaient de défoncer le portail pour entrer. Je devais alors courir de l’autre côté de la rue demander de l’aide au camarade Nhem, le ‘’vice président’’ du front nord de la ville, chargé des étrangers. L’homme, d’apparence débonnaire, pouvait avoir des colères terribles. Cela se lisait dans ses yeux petits et froids, toujours en opposition avec sa mine joviale. Il émettait en permanence ce contraste autour de lui, comme un signe qu’il fallait saisir, et personne ne s’y trompait. » (Page 231)
Un film est toujours réducteur par rapport au livre sur lequel il est basé. C’est dans cette seconde partie qu’il y a le plus de différences et notamment pour le personnage de Nhem qui n’existe pas dans le film (ou peu je ne me souviens plus très bien). S’y substitue le personnage de Douch qui aurait retrouvé Bizot quatre ans plus tard. Cette entorse à la réalité est quand même une bonne idée pour le film et renforce à juste de titre ce personnage qui, on le sait, devint ensuite l’un des principaux criminels du génocide khmer et l’unique obsession de François Bizot comme en témoigne son second livre « Le silence du bourreau ». Signalons aussi que le film donne un rôle un peu plus important à la compagne khmère de Bizot que le livre. Je ne m’attarde pas plus sur cette seconde partie sinon pour dire que François Bizot quitta le Cambodge le 30 avril 1975, avec tous les autres français réfugiés à l’ambassade dans un convoi à destination de la Thaïlande.
Dans les 20 dernières pages du « Portail » François Bizot offre au lecteur un épilogue par lequel il raconte sommairement son retour au Cambodge en 1988 et indique qu’il avait reconnu en Douch le directeur du S. 21 le terrible camp de la mort.
Dans son second livre «Le silence du bourreau», publié en septembre 2011 chez Flammarion, Bizot revient sur ces épisodes et y ajoute de nouveaux éléments dont les rencontres en prison avec Douch et son procès où il fut témoin. Disons que ce livre ne présente d’intérêt que si on a lu avant « Le Portail » car l’auteur y approfondit l’analyse de sa relation complexe avec, Douch son geôlier-interrogateur-bourreau. Il est aussi primordial en lisant ce livre de bien appréhender la chronologie post-départ des français du Cambodge le 30 avril 1975:
1975 : Phnom Penh, vidée de ses habitants, est aux mains des khmers rouges. L’ancienne école de Tuol Sleng devient un centre de torture et d’extermination. Il est appelé S.21 et est placé sous la présidence de Kang Kek Iev plus connu sous le nom de Douch. On estimera à près de 20.000 malheureux qui trouvèrent une mort atroce en ce lieu en 4 ans.
1979 : Attaque générale du Cambodge et prise de la capitale par les vietnamiens. Douch s’enfuit du S.21 en même temps que le reste des forces armées khmères.
1988 : Bizot revient pour la première fois au Cambodge. Il découvre les horreurs du S.21 et reconnait Douch dans la photo de l’ancien directeur des lieux.
« Des années plus tard, en 1988, je retournai à Angkor tout seul, pour y installer une nouvelle antenne de l’EFEO, première tête de pont française avant la reprise des relations diplomatiques. Je n’avais nul besoin d’être informé sur ce qui s’était passé au Cambodge après 1975. Entre temps j’avais retrouvé Neang Chloeung, la mère de ma fille. Elle m’avait longuement rapporté ce qu’elle avait vécu de son côté ». (Page 82)
« Comme tout le monde, j’ignorais que les Khmers rouges avait désignés sous le nom de ‘’S.21’’ l’ancienne école de Tuol Sleng transformée en prison…(..)… L’endroit vous remplissait d’un effroi tel que, pour la première fois, ailleurs que dans un camp nazi, je ressentais cette peur ontologique qui glace le sang….(..)… C’est à ce moment précis que j’ai été amené à identifier Douch, avec une certitude irraisonnée et absolue, dans la photo du directeur des lieux….(..)… En même temps que l’horreur, je découvrais l’atroce étendue de l’action qui avait été la sienne de 1975 à 1979, ainsi que son effarante responsabilité dans l’organisation de la torture et des exécutions. (Page95)
1999 : Arrestation de Douch à la frontière thaïe. Bizot commence alors à écrire ses mémoires soit 28 ans après les évènements racontés dans la première partie du «Portail »
« Au mois de mai 1999, je reçus un appel téléphonique d’un journaliste, en provenance du Cambodge : ‘’ Hello ! J’ai en face de moi quelqu’un qui dit être ton ami et qui voudrait te revoir. Il a des révélations à faire, mais ne veut parler qu’à toi. L’ami en question était le ‘’camarade Douch’’, que je tenais pour mort. Après la chute du régime en 1979, il s’était enfui en dissimulant son identité comme un homme qui doit renier son ombre. (Page 100)»
« J’ai repris contact avec Douch dès son arrestation. J’envoyai mes questions par l’intermédiaire de son avocat et ses réponses me revenaient par retour de courrier, écrites avec soin, au dos de la même feuille (Page 114)…Dès la parution de mon livre j’avais eu le projet de revoir Douch, mais aucune visite ne lui était accordée (Page 116)….C’est à l’occasion du tournage d’un film documentaire consacré aux évènements évoqués dans ‘’Le portail’’ que le 21 février 2003, j’obtins de pouvoir m’entretenir avec Douch, sur des points qui devaient ‘’relever des faits’’...(..)… L’entrevue a eu lieu en présence d’un greffier et deux juges militaires. Lorsque Douch est entré avec ses deux gardes c’est moi qui me suis levé, main tendue vers la frêle silhouette, étonnamment vieillie, impressionné par cette curieuse figure surgit du souvenir. (Pages 119 et 120) »
« Nous nous sommes assis en bout de table… En fait, nous nous sommes surtout regardés ; moi en pensant à lui beaucoup plus que je ne l’écoutais, lui accrochant sa vue à des images qui lui revenait maintenant sous d’autres apparences. Au moment de le quitter, je me suis senti envahi par une sorte de désintérêt, d’indifférence, avec l’impression de me trouver tout à coup devant quelqu’un de totalement étranger, dont le sort me laissait froid. (Page 123)
En 2008, Bizot a pu revoir Douch, en compagnie d’un juge. « Ce jour-là, l’entretien s’est rattaché à des remarques anodines et nous avons évoqué le Portail (Page 130)» En avril 2009 il était cité à comparaître au procès de Douch comme témoin de la Chambre, autrement dit sans lien avec l’une ou l’autre partie.
Le compte rendu de sa déposition est reporté en annexe du livre « Le silence du Bourreau » (Pages 179 à 235), dont voici l’un des passages les plus importants.
« Ce que je veux dire c'est que pour prendre la mesure de l'abomination du bourreau et de son action il faut réhabiliter l'humanité qui l'habite. Si nous en faisons un monstre à part, dans lequel nous ne sommes pas en mesure de nous reconnaître, en tant qu'être humain, non pas en tant que ce qu'il a pu faire mais en tant qu'être humain, l'horreur de son action me semble nous échapper dans une certaine mesure. Alors que si nous considérons qu'il est un homme avec les mêmes capacités que nous-mêmes, nous sommes effrayés, au-delà de cette espèce de ségrégation qu'il faudrait faire entre les uns qui seraient capables de tuer et puis nous qui n'en sommes pas capables. Je crains malheureusement qu'on ait une compréhension plus effrayante du bourreau, quand on prend sa mesure humaine.
D'autre part, essayer de comprendre ce n'est pas vouloir pardonner. Il n'y a, me semble-t-il, aucun pardon possible. Au nom de qui peut-on pardonner ? Au nom de ceux qui sont morts ? Je ne le pense pas. Et l'horreur de ce qui a été fait au Cambodge, qui n'est pas exclusive malheureusement à ce pauvre pays, c'est une horreur sans fond, et le cri des victimes doit être entendu sans jamais penser qu'il puisse être excessif. Les mots les plus durs qu'on peut avoir contre l'accusé sont des mots qui ne seront jamais assez durs. Il ne s'agit pas de vouloir pardonner ce qui a été fait. Il s'agit, dans ma démarche, qui n'a aucune raison d'être celle des victimes, d'essayer de comprendre le drame universel qui s'est joué ici, dans les forêts du Cambodge ; comme dans d'autres pays, ou à d'autres moments de notre histoire. Même l'histoire la plus récente. (Pages 226 et 227)»
(A suivre.)