Histoire de rôles … Savorgnan de Brazza, le conquérant humaniste
Pierre Savorgnan de Brazza fut l’un des grands artisans de la colonisation française en Afrique. Il n’était pourtant pas né en France. Fils d’un comte italien il est né à Castel Gandolfo en janvier 1852. Elevé à Rome, il rêve de devenir officier de marine. Adolescent il quitte son pays pour rejoindre la France et préparer le concours d’entrée à l’École navale. Il en sort enseigne de vaisseau. Quand éclate la guerre de 1870 il demande à être naturalisé français et d'être affecté dans une unité combattante... Il se retrouve sur un cuirassé dans une des escadres de la mer du Nord.
Avec l’avènement de la IIIe République sa nouvelle affectation est la frégate Vénus, une frégate diligentée pour surveiller les côtes d’Afrique-Occidentale où certains navires se livrent encore à la traite. La présence de la France dans cette zone se limite alors à quelques comptoirs maritimes dont Libreville au Gabon à l’embouchure du fleuve Ogooué. La frégate y mouille un certain temps. Brazza en profite pour faire, avec quelques camarades, de courtes escapades dans l’intérieur. Il ne peut s’empêcher de penser aux deux matières insaisissables qui sourdent de ces terres inconnues : les eaux, ces fleuves de boues qui s’écoulent d’un continent. Crs routes d’eau sont-elles quelque part en relation dans les profondeurs du continent ? Y a-t-il un cœur au centre de cet immense réseau de vaisseaux qui irriguent le corps de l’Afrique ?
Les esclaves, eux aussi, sortent des profondeurs. Et Brazza à une intuition : il pense qu’il est indispensable pour tarir vraiment l’esclavage de remonter à sa source qui est celle aussi des fleuves. Voilà les deux aventures liées : l’exploration et la liberté.
La Frégate doit rentrer en France. Brazza va resté quelques mois à Paris où il peut passer son diplôme de capitaine au long cours, afin de demeurer dans la Marine nationale et y poursuivre son dessein. Il prend alors contact avec le gouvernement français pour lui proposer l'exploration de l’Ogooué jusqu’à sa source, afin de démontrer que ce fleuve et le Congo ne font qu’un. Avec l’aide d’amis bien placés, dont Léon Gambetta, il obtient quelques subsides, mais la plus grande partie du financement de cette expédition fut fournie par sa riche famille. En 1875 le projet d’expédition de Brazza est accepté par le gouvernement. Avec le médecin Noël Ballay et Alfred Marche, naturaliste au Muséum, il part au Congo. Son équipe est réduite faute de grandes rentrées financières. Peu lui importe, il a vingt trois ans et la vie commence.
Ce premier voyage est le temps des grandes commotions ; Brazza découvre les charmes et les horreurs de ce milieu liquide où la forêt et les eaux se mêlent, où l’humidité sature l’air, où toute vie est survie….. Quand à l’humanité elle n’est pas moins déroutante. Le républicain, nourri des idées de ‘'bon sauvage’’ fait l’amère expérience de la corruption et découvre les tribus insoumises, leur violence, leurs ruses meurtrières, leur cruauté. Partisan du dialogue civilisateur, Brazza sauvera sa révolution en faisant parfois donner le fouet et même en exécutant.
Le calvaire dure trois ans. Trois années de dangers, de moiteur fébrile d’espoirs et d’échecs. Grande déception : l’Ogooué. Brazza, à remonter son cours, doit se rendre à l’évidence : il n’est pas le grand le grand réservoir des pluies du continent qu’il attendait... Il rebrousse chemin après avoir rencontré de nouveaux cours d’eaux qui coulent dans un sens paradoxal et qui achèvent de brouiller, semble t-il, ses idées sur l’hydrographie africaine. Il a souffert, a risqué mille fois sa vie pour rien.
Le gouvernement Français, sous l’impulsion de Jules Ferry, autorise une deuxième mission pour repousser les visées coloniales belges sur le continent africain. Sollicité lui-même, par le roi des Belges, Léopold II, Brazza préfère effectuer la mission pour le compte de la France, une mission dont le financement est, cette fois ci, assuré par la Société Française de géographie et divers ministères.
C’est Stanley qui, après avoir longtemps traversé le continent africain d’est en ouest, met son expérience au service du roi des belges pour aménager un accès de l’Océan au Congo navigable. Le fleuve est navigable de l’embouchure jusqu’à Matadi sur une centaine de kilomètres. En amont de Matadi se trouve les infranchissables rapides d’Inga puis en continuant de remonter le fleuve celui-ci devient à nouveau navigable jusqu’aux capitales actuelles des deux pays nommé Congo, en rive droite Brazzaville, en rive gauche Kinshasa ex-Léopoldville. Depuis 1879, Stanley a entamé la construction d’une piste de plusieurs centaines de kilomètres avec notamment de très gros travaux d’aménagement à hauteur des rapides d’Inga (où, un peu moins d’un siècle plus tard je vivrai et travaillerai à la construction d’un barrage). Au cours de la réalisation de cette piste de nombreux indigènes recrutés de force et des européens trouvèrent la mort. Le comportement souvent brutal de Stanley lui valut le surnom africain de Bula Matari (celui qui fend les rochers).
A son retour Brazza a pu lire le récit du voyage de Stanley qui en 1877 en reliant Zanzibar à Boma a démontré qu’il était possible d’accéder à l’Afrique centrale par l’embouchure du Congo en mettant pied à terre lors de passages infranchissables en bateau. Brazza a maintenant la réponse qu’il cherchait : Il a manqué le grand réservoir des eaux africaines mais il l’a presque touché : c’est vers lui que se dirigeaient les dernières rivières qu’il a abordées. D’un coup Brazza comprend que si le Congo lui a échappé il a en revanche découvert la meilleure voie pour l’atteindre. De son embouchure aux grandes étendues d’eau centrales le Congo est barré de rapides infranchissables. Tandis que l’Ogooué puis l’Alima mènent au but plus facilement.
La deuxième mission est partie fin décembre 1879. Il ne s’agit plus désormais de découverte, mais de conquête.… A Dakar, il a recruté celui qui devait lui être fidèle, sa vie durant, le Sergent Malamine Kamara. Son équipe s’étoffe, ses moyens sont importants. Il n’est plus confronté à l’inconnu. Les doutes du grand adolescent ont disparu : il était rêveur, le voici chef, presque roi, qui va traiter d’égal à égal avec un autre roi. Ce deuxième voyage est celui de toutes les récompenses. Malgré les duretés du périple, Brazza a pu limiter les actes de violence et les a réservés aux situations de légitime défense. Son comportement humain et son allure aristocratique font de lui une légende bien au-delà des pays qu’il a traversés.
Dès le mois de mars 1880, Brazza était au confluent de l’Ogooué et de la Passa, où il fondait le 13 juin la station de Franceville. Brazza décrit lui-même son parcours (extraits) :
« 13 juin 1880 : …je vais quitter la station, où je laisse le commandement à M. Noguez. Je n’emporte que ce que mes six hommes noirs peuvent avoir besoin et porter et je me dirige sur la partie occidentale (Stanley Pool) du Congo navigable, pour y planter le pavillon de la seconde station française. Là est la clef de quatre à huit mille kilomètres de voies navigables qui drainent la partie la plus importante de l’Afrique. Ce pavillon, je le jette comme un gant de défi : que la France vienne le ramasser par la voie qu’en partant d’une colonie française, je lui ai trouvée. Maintenant à la grâce de Dieu !
15 août, 23 h. Il faisait tout à fait nuit quand le terrain d’arbres clairsemés cessa, et, à la lueur de la lune, en descendant nous vîmes, l’immense nappe d’eau de l’Olumo (le Congo) se déroulant devant nous. C’est un spectacle grandiose !
20 août, 15 h : Vers 3 h du soir, nous voyons le village de Makoko. Enfin arrivé à 400 m du village, Nghia, le chef de la rive droite, me dit d’attendre là et s’en va annoncer notre arrivée. Bientôt après il reparait avec l’un des hommes de Makoko qui nous fait dire que le roi avait demandé pourquoi il avait laissé le Blanc en plein soleil avec la faim et la soif et ne l’avait pas, sans attendre amené dans le village. Voilà de bonnes paroles qui me prévinrent en faveur du chef.
Précédé du clairon et du pavillon français j’arrivai dans le village, où les cases sont entourées, par des palissades en paille. En face de la porte du carré du chef, on s’arrêta, attendant que il vienne nous recevoir. … Enfin précédés par ses femmes, Makoko parait. Il porte un grand collier de cuivre…… Il est d’assez haute taille, porte le tatouage des Abomas et Batékés d’ici….. Alors je fais dire au chef que, dans mon pays je suis un chef et que quand deux chefs se rencontrent, il se sert la main en signe d’amitié. Je m’approche et vais lui serrer la main……
9 septembre : je suis resté une vingtaine de jours chez Makoko ou dans ses états. Ce matin il est venu me voir pour me dire qu’il me chargeait de porter sa parole au chef des blancs de mon pays : Apprenant que les blancs vont venir dans ce pays et qu’ils veulent y faire des villages, il prend toute sa terre et la donne au chef des blancs pour que le chef des Blancs s’ouvre une route entre son pays et le pays que Makoko vient de lui donner de tous les entretiens.
10 septembre : Je vous ferai grâce de tous les entretiens familiers que j’eus presque tous les jours avec Makoko, dont la curiosité est insatiable. Ne connaissant les Blancs que par la traite des Noirs et les échos des coups de fusil tirés sur le Congo par Stanley, il était resté longtemps incrédule aux récits que ses sujets lui faisaient de notre conduite : « sans redouter la guerre plus que les Blancs, me disait-il, nous préférons la paix. J’ai interrogé l’âme d’un grand sage, celle de mon quatrième ancêtre, et convaincu que nous n’aurions pas à lutter, j’ai résolu d’assurer complètement la paix en devenant l’ami de celui qui m’inspirait confiance.» Accueillies comme elles devaient l’être, ces ouvertures nous conduisirent à la conclusion d’un traité au terme duquel le roi plaçait ses Etats sous la protection de la France et nous accordaient une concession de territoire à notre choix sur les rives du Congo. Ce traité fut ratifié quelques jours plus tard dans une assemblée de tous les chefs immédiats et vassaux de Makoko » Le roi, Mokoko cédait aussi à Brazza des terrains à Nkunda où il pourrait ouvrir une nouvelle station française en face de Stanley Pool de l’autre côté du fleuve Congo. Brazza confie la garde de cette station au sergent Malamine Kamara. C’est à cet emplacement que quelques années plus tard va commencer à se développer le futur Brazzaville. On peut dire que jamais Brazza ne fut plus grand qu’en ces jours. Stanley a perdu !
Mais il ne peut s’empêcher de passer voir Stanley embarqué dans des travaux gigantesques. Celui-ci ne reconnait pas sa défaite, estimant avoir trouvé la faon de passer du Congo à l’Ogooué dès 1872 (bien avant Brazza) quand il était sur Stanley Pool. Par contre ce qu’il n’accepte pas c’est le sale tour que lui a joué Brazza en obtenant, par des sympathies suspectes avec les chefs de tribus ,un accord d’allégeance à la France.
Brazza parti, Stanley essait de s’emparer de la station. Malamine la défend soutenu par une population qu’il administre avec talent et humanité. Le Congo français est sauvé, sur une rive du fleuve. Stanley, au profit du roi des Belges, s’installe sur l’autre.
Brazza repart en 1883 à la tête d’une énorme expédition et lance de nouvelles explorations, car la course continue : elle culminera le 16 février le 16 février 1885 par la conférence de Berlin. Les Européens se partage le gâteau africain.
Brazza rentre en France puis il parvient à se faire renvoyer au Congo commissaire du gouvernement à la tête d’une lourde mission et avec les pleins pouvoir sur les terres conquises. Il maintient l’esprit d’exploration : il remonte l’Oubangui et rêve de rejoindre le Tchad. …. Mais c’est sur l’administration de la colonie qu’on prétend le juger. Or, s’il sait affronter les dangers de la forêt et des eaux, Brazza est mal armé pour la gestion et les papiers. L’écarter deviendra vite une nécessité car son idéalisme brouillon dérange les affairistes. La suite ne sera que lente altération de cette première geste d’exploration et de conquête…. L’heure des commerçants a sonné. Brazza est rappelé définitivement en 1898.
Il se marie, fonde une famille… Puis un scandale éclate. On découvre les horreurs perpétrées dans la colonie par des petits blancs ivres d’autorité. L’opinion s’émeut, on renvoie Brazza au Congo en 1905 et qu’il découvre le terrifie…. L’esclavage a été aboli mais c’est tout un continent qui vit maintenant sous le joug.
Jusque là, au milieu de ses contradictions Brazza pouvait se raccrocher à une certitude : il avait donné le Congo à la France et apporté dans ces contrées lointaines la dignité et la liberté. Quand cette dernière illusion s’évanouit, Brazza perd pied... Les paradoxes de sa vie le submergent et le tuent.
Touché par les fièvres il essaie de rentrer en France mais meurt à l’escale de Dakar le 14 septembre 1905. Il avait 53 ans.
Pour faire ce billet sur ce sujet qui me tenait à coeur depuis longtemps j'ai été nourri de nombreux livres dont «Les Français en Afrique Noire de Richelieu à Mitterrand » de Pierre Biarnes et « Savorgnan de Brazza » de René Maran. Ces éléments se retrouvent en vrac dans les textes de couleur noire.
J'ai un peu plus emprunté d'un texte de Jean Christophe Rufin d'un superbe livre publié en 2003 et que m'ont offert mes enfants un Noël : « 1866-1914 aventuriers du monde » édition L'iconoclaste. Ces extraits sont en bleu.
Enfin j'ai trouvé des textes issus de carnet de notes ou lettres de Brazza dans « Histoire de l'Afrique » de Philippe Héduy. Ces extraits sont en vert.