Saga Néo-Calédonienne..... 48 heures à Hienghène, au coeur de la Kanakie.
La veille, en arrivant sur Hienghène, nous avions été surpris par la beauté de la baie, qui n'a rien à envier aux plus belles baies de la planète. Ce jeudi matin nous avons un peu de temps pour profiter des installations du gite Ka Waboana qui fut créé en 1998 par Marie-Claude, la veuve de Jean-Marie Tjibaou. Le bâtiment principal, accueil et restauration, est sur une butte en surplomb de la route principale qui longe la côte. Une dizaine de bungalows très confortables sont dispersés, à proximité sur la colline. Nous avons aussi un peu de temps pour découvrir le centre bourg de Hienghène : en face du gite il y a le petit port de plaisance et l'office du tourisme. En direction du nord il y a la mairie, un centre médical et des établissements scolaires. Très proches aussi en direction du sud il y a le marché, la pharmacie, des commerces et une banque.
La poésie des lieux a su trouver un juste écho dans le nom même de la rivière Hienghène, qui en langue fwaï signifie ''pleurer en marchant''. C'est peut-être à ce titre que la commune frappe tant l'imaginaire avant que l'on s'attarde sur la majesté du site et sur le passé. Fondée en 1887 elle regroupe aujourd'hui moins de 3000 habitants. La brutalité de la colonisation a marqué Hienghène. En 1854, le premier gouverneur de Nouvelle-Calédonie, Tardy de Montravel, dépouilla la case du grand chef Bwarat et imposa la souveraineté française en hissant le drapeau tricolore. Des affrontements s’en suivirent. Le grand chef Bwarat fut exilé à Tahiti en 1857, ce qui aggrava la situation. En 1859, plusieurs villages tribus de Hienghène furent incendiés par l’armée Française à la demande des missionnaires qui craignaient la révolte Kanak. Un nouveau gouverneur, Guillain, fit revenir Bwarat de son exil en 1863 et une période de paix s’installa, hélas, de courte durée car bientôt le processus de colonisation reprit : il fallait attribuer plus de terres aux colons (souvent ex-forçats) qui faisaient venir de la main d’œuvre plus docile de Java. En 1917 il y eut une nouvelle rébellion kanak qui fut encore réprimée brutalement. Après 1946, l’abrogation du code de l’indigénat, la reconnaissance des droits civiques et le début de la scolarisation obligatoire pour tous, contribuèrent à l’entrée progressive des Mélanésiens dans le domaine politique et progressivement vers une revendication d’indépendance. Le boycott des élections de 1984, suivi massivement par la population kanak de Hienghène, fut marqué par le massacre de dix hommes de la tribu de Tiendanite, la tribu de Jean Marie Tjibaou.
Par l'intermédiaire de l'office du tourisme nous sommes attendus en fin de matinée dans la tribu Werap qui se trouve sur la rive droite de la Hienghène. Il n'y a qu'une dizaine de kilomètres de route revêtue. Nous nous arrêtons au centre du village et sortons de la voiture. Je tiens de façon ostentatoire le coupon de tissu que je dois remettre au chef coutumier en signe de respect, on appelle ça "faire la coutume". Au bout de quelques minutes une femme passe et nous demande si nous attendons Martial, ce que nous confirmons. Elle se dirige alors vers une maison d'où sort bientôt le chef coutumier. Il nous reçoit très aimablement et je lui tends le cadeau recouvert d'un billet de 500 FCFP. Se déroule alors un petit cérémonial que je m'efforce de prendre très au sérieux, puis nous nous faisons une accolade qui me confirme que nous sommes les bienvenus. Martial nous invite à faire une libre balade dans son village le temps qu'il nous prépare un ''bougna'', le plat traditionnel kanak. Nous sommes dans le pays kanak proprement dit et c'est très beau. Nous rencontrons quelques personnes manifestement contentes de nous voir. A la sortie du village au pied de la montagne nous avons bavardé avec un monsieur dont le fils vit en métropole. Il était très heureux de nous rencontrer.
De retour chez Martial nous pouvons nous mettre à table . Le bougna est un plat de poulet avec des légumes locaux (taros, ignames, bananes plantains etc...) le tout cuit à l'étouffée dans des feuilles de bananier. Nous avons une belle discussion avec Martial qui avait fait, à la fin des années 80, son service militaire en France. Je crois qu'il fut étonné que je connaisse aussi bien l'histoire des événements et que je lui confesse la grande admiration que nous avons pour Jean Marie Tjibaou ce qui était une des raisons de notre voyage en Nouvelle Calédonie. Il nous invita à nous rendre au lieu de l'embuscade de 1984 qui se trouve de l'autre côté du fleuve et d'aller aussi à Tiendanite. Bientôt il fut temps de prendre congé de ce sympathique village mais pas encore de Martial qui nous demanda de le descendre à Hienghène où il devait récupérer un véhicule.
A peine avions nous déposé Martial au centre bourg (A l'office du tourisme) que nous repartions vers le fleuve Hienghène. Mais cette fois nous prîmes la piste de la rive gauche, une piste peu confortable avec de très nombreux ralentisseurs qui, même en roulant doucement, pouvaient-être redoutables. Une dizaine de kilomètres et nous arrivions au lieu-dit de Wan'yaat où dix militants indépendantistes de la tribu de Tiendanite, victimes d'une embuscade en décembre 1984, ont été assassinés. Nous nous trouvons devant un étonnant monument érigé sur deux carcasses de voitures calcinées recouvertes de chiffons, de tissus et de fleurs, surmonté d'une stèle commémorative. « C’était le 5 décembre 1984, dix militants indépendantistes de la tribu de Tiendanite, âgés de 25 à 56 ans, parmi lesquels deux frères de Jean-Marie Tjibaou, étaient tués par balles dans une embuscade au lieu-dit de Wan'yaat. Depuis 32 ans, les carcasses des deux camionnettes n'ont pas bougé. Sur les lieux, une plaque de marbre portant l'inscription "Fils de Kanaky, souviens-toi" et un hommage à ceux qui furent "assassinés lâchement" rappellent ce qui s’est passé. Ce soir-là, moins d’un mois après le boycott actif des élections à l’Assemblée territoriale, prôné par le FLNKS, une réunion se tient au Centre Culturel de Hienghène. Durant la soirée, la question de la levée des barrages et de la suspension des actions avait été discutée, à la demande de Jean-Marie Tjibaou, alors président du FLNKS. La trêve devait ouvrir la voie des discussions que ce dernier envisageait de conduire avec l’Etat et visait à encourager les négociations. A la fin de la réunion, dix-sept Kanak prennent la route à bord de deux camionnettes conduites par les deux frères de Jean-Marie Tjibaou, Louis et Vianney, pour rejoindre la tribu de Tiendanite. Ils n’arriveront jamais à destination. A hauteur du lieu-dit de Wan'yaat, ils essuient des tirs d’anti-indépendantistes embusqués. La fusillade fera dix morts. Seules sept personnes survivront. Pour la tribu de Tiendanite, qui comptait alors huit familles, c’est une véritable hécatombe : la moitié de sa population masculine périt ce soir-là. Sur les sept survivants de l'embuscade, trois sont décédés depuis. Blessé à la main et au ventre pendant les tirs, Bernard Maépas, chef du conseil des anciens de la tribu, est l’un des derniers à pouvoir témoigner. Pour lui, la fusillade visait Jean-Marie Tjibaou.. »
Nous avons poursuivi notre route vers Tiendanite, mais la piste devenait de plus en plus mauvaise et il y avait encore au moins 12 à 13 km à effectuer. Nous avons fini par faire demi-tour..... De plus nous voulions nous rendre à Koulnoué au camping Babou pour voir si on pouvait faire, le lendemain, une randonnée palmée sur un sentier sous-marin. Pour être franc c'est une activité qui intéressait surtout Pilou. Nous y avons retrouvé Lucie, l'auto-stoppeuse, et deux autres couples de jeunes qui étaient présents à Poingam et même l'un des animateurs. Mais pas de chance (du moins pour Pilou) cette activité n'était pas au programme de vendredi car il n'y aurait qu'un animateur en service.
Vendredi matin dès 9 h. nous faisions une balade en bateau dans la baie de Hienghène. Nous étions cinq dans l'embarcation dirigée de main de maître par le capitaine Régis. Une promenade de 90 minutes qui nous a permis de prendre de nombreuses photos des étranges formations rocheuses appelées ''la Poule couveuse'' et ''le rocher du sphinx'' qui lui fait face. Ensuite nous nous sommes approchés des Falaises de Lindératique. Ces impressionnantes roches de calcaire noir sont aussi célèbres pour leurs silhouettes taillées à l'emporte-pièce, que pour leur présence sur le billet de 500 FCFP (le rocher à proximité de la grotte de Lindéralique, mais il y eut aussi un billet avec la poule couveuse).
Avant d'embarquer nous avions eu une conversation très intéressante avec Fara la sympathique gérante du gîte Ka Waboana, et belle-fille de J.M. Tjibaou. Quand nous lui avons dit que nous n'avions pas osé monter jusqu'à Tiendanite tant la piste était difficile pour une voiture légère et qu'en plus nous n'avions pas prévenu le chef coutumier de notre venue, elle nous assura que nous avions fait le plus difficile et qu'après le pont pour passer en rive droite, le circuit était beaucoup plus aisé. Par ailleurs on pouvait s'y rendre pour se recueillir sans avoir à faire le rite coutumier.
Les valises étaient chargées dans la voiture. Après la balade en bateau dans la baie nous avons repris la route de Tiendanite distant de 20 km. Nous étions très émus en arrivant dans ce paisible village avec quelques maisons, l'église et les tombes de ses martyrs. Les dix tombes des fusillés du 5 décembre 1984 à côté de l'église et la tombe isolée de Jean Marie Tjibaou au centre du petit village ont un effet dramatique très fort. Jean Marie Tjibaou, l'ancien leader kanak qui signa le 26 juin 1988, avec Jacques Lafleur et le Premier ministre Michel Rocard les accords de Matignon, qui ont ramené la paix après quatre années de quasi guerre civile en Nouvelle Calédonie. Un an plus tard Tjibaou était assassiné le 4 mai 1989 avec son bras droit au FLNKS Yeiwené Yeiwéné, lors de la commémoration de la tragédie d'Ouvéa, par Wéa un kanak indépendantiste hostile aux accords de Matignon. J'étais très ému mais heureux d'être venu là au bout du monde. Je crois que j'avais fait le voyage un peu pour ça.
Nous avons ensuite pris la route du sud pour rejoindre Poindimié vers 15 h avec une petite pause casse-croûte sur la côte vers Touho.