A livre ouvert ….. Le rêve du Celte.
J’ai acheté ce livre à Roissy –Charles De Gaulle, le 19 octobre 2013, alors que nous nous apprêtions à nous envoler pour le Pérou, où nous allions faire un voyage touristique d’une quinzaine de jours. Quoi de plus normal que de choisir le livre d’un célèbre écrivain du pays que nous allions visiter. J’avais déjà lu, quelques années plus tôt, "Les Chiots" du même auteur, un livre qui ne m’avait pas vraiment emballé mais entre temps Mario Vargas Llosa avait reçu, en 2010, le prix Nobel de littérature et c’était le bon moment, avec un potentiel d’une vingtaine d’heures de vols aller-retour, de le redécouvrir. Il faut dire que je me souvenais, avoir entendu, à la radio, une critique très élogieuse de ce livre ; sans doute au début de l’été quand il était sorti en collection Folio. Je savais que ce récit était la biographie romancée mais très documentée d’un diplomate irlando-britannique ayant vécu à la fin XIXe et au début du XXe siècle. Ce personnage, Roger Casement, eut tout au long de sa vie un parcours et des engagements hors du commun. Très jeune il était parti en Afrique où il séjourna plus de vingt ans pour l’essentiel comme diplomate. Acteur engagé au Congo belge il dénonça les crimes odieux liés à la colonisation, au racisme, au travail forcé. Il fut ensuite envoyé en Amérique amazonienne où il enquêta puis témoigna contre l’exploitation des indiens travailleurs forcés, les multiples exactions, les crimes perpétrés par les grandes sociétés de caoutchouc en Amazonie.
En Angleterre, suite à son remarquable travail au Congo, il fut reconnu et honoré, devenant en 1905 compagnon de l’ordre de Saint Michel et Saint Georges. En 1911 il fut anobli par le roi pour ses services rendus aux Indiens d’Amazonie.
Malheureusement ce diplomate, aventurier, Don Quichotte du début du XXe siècle, poursuivi son combat contre les injustices, et cette fois, dans sa terre natale, l’Irlande ; et cette fois-ci, étonnament en se coupant de son milieu, de sa filiation car, bien qu’originaire de l’Irlande du nord, anglicane et pro-britannique, il prit parti pour la cause nationaliste menée par les irlandais républicains et catholiques. S’engageant pleinement, il se rendit en Allemagne au début de la première guerre mondiale pour procurer des armes aux "Irish Volonteers". A son retour en Irlande il fut arrêté, jugé pour trahison et pendu le 3 août 1916.
Voyons comment Mario Vargas Llosa a magistralement raconté cette histoire en 520 pages, structurée en trois parties: Une première de 150 pages, intitulée "Congo", une deuxième, "Amazonie", de 250 pages puis une dernière partie de 120 pages dénommée "Irlande". Dans chacune de ces parties l’auteur raconte le parcours, les engagements de Casement, en alternant de courts chapitres consacrés à son emprisonnement, soit dans sa cellule soit au parloir avec ses amis, un prêtre ou ses défenseurs et des chapitres généreusement liés à ses missions ou pérégrinations entre Afrique et Amazonie et pour le dernier chapitre la chute finale avec l’Irlande. En voici quelques morceaux choisis :
« Congo : ……En pénétrant dans l’étroit parloir des visiteurs, il fut déçu. Celui qui l'y attendait, n’était pas son avocat, mais l’un de ses assistants. […] le jeune homme lui jeta un regard froid. Il y avait dans ses pupilles de la colère et du dégout. « Il me regarde comme si j’étais une bête nuisible » pensa Roger. « Du nouveau ? »
Le jeune homme fit un signe de tête négatif : « Pour la demande de remise de peine, c’est trop tôt. Il faut attendre la réunion du conseil des ministres. [….] Mais compte tenu des derniers évènements c’est maintenant plus difficile, voire impossible de réussir » ajouta le stagiaire.
« De quoi parlez-vous ? M. Gavan Duffy était optimiste au sujet du recours. Que s’est-il passé pour qu’il change d’opinion ? »
« Vos cahiers, Scotland Yard les a découverts dans votre maison d’Ebury Street » dit le jeune homme avec une autre moue de dégoût. […..] « Comment avez-vous pu mettre noir sur blanc de telle choses [….] Je sais que votre vie privée ne me regarde pas, ni personne, mais M. Gavan Duffy a voulu vous mettre au courant de la situation. Le recours en grâce peut se trouver compromis. Ce matin, il y a déjà dans quelques journaux des protestations, des défections, des rumeurs sur le contenu de ces cahiers…. » Divers extraits de pages 16 à 19.
« La remontée du Congo par le consul de Grande Bretagne Roger Casement, qui fut entreprise le 5 juin 1903, allait changer sa vie. [….] Il s’était passé 19 ans depuis son premier séjour en Afrique (dont huit ans au Congo puis onze ans comme consul, successivement au Nigeria, au Maputo puis en Angola. )
Il n’avait pas 20 ans quand il participa à l’expédition de 1884 sous la houlette de son héros Henry Morton Stanley. Un an plus tard se tenait la conférence de Berlin de 1885 au cours de laquelle les grandes puissances occidentales offraient sur un plateau au roi des belges Léopold II cet État indépendant du Congo de plus de deux millions de kilomètres carrés. [….] En quelques années le Congo devint le premier producteur mondial du caoutchouc que le monde civilisé réclamait en quantité de plus en plus grande. [….] Roger Casement n’avait été réellement conscient de rien de tout cela pendant les huit années, de 1884 à 1892, où trempant sa chemise, souffrant de fièvres paludéennes, grillant au soleil africain et couvert de cicatrices sous les piqûres, griffures et écorchures des plantes et des bestioles, il travaillait avec acharnement à étayer la création commerciale et politique de Léopold II. La seule chose qui l’avait frappé, c’était l’apparition et le règne, de l’emblème de la colonisation : la chicotte. (Divers extraits pages 40 à 60)
« Quel plaisir, chère Alice, j’ai bien cru ne jamais te revoir »
« Je t’avais apporté des livres, des friandises et un peu de linge, mais les policiers m’ont tout confisqué ; Je regrette. Te sens-tu bien ? »
« Oui, oui dit Roger » sur un ton anxieux. Pas encore de nouvelles ? »
« Le cabinet se réunit jeudi, dit-elle, Je sais que ton affaire est en tête de l’ordre du jour. Nous faisons tout notre possible et même l’impossible, Roger. La pétition rassemble près de cinquante signatures, tous des gens importants »
« Conrad a-t-il signé la pétition ? »
« Je lui ai écrit moi-même, ajouta-t-elle avec embarras. Ses raisons sont confuses. Il a toujours été fuyant en matière politique. […] Tu le connais depuis longtemps ? »
« Depuis vingt six ans, depuis juin 1890. Il n’était pas encore écrivain…. [….] . Tu as lu Au cœur des ténèbres. Trouves-tu juste cette vision de l’être humain ? »
« Ce roman est une parabole selon laquelle l’Afrique rend barbares les Européens civilisés qui s’y rendent. Ton "rapport sur le Congo" a plutôt montré le contraire. Que c’est nous, les Européens, qui avons importé là-bas les pires barbaries. De plus tu es resté vingt ans en Afrique, toi sans devenir un sauvage. (Divers extraits pages 80 à 90)
« Il quitta Matadi le 5 juin 1903, par le chemin de fer construit par Stanley et auquel il avait lui-même travaillé dans son jeune temps. [….] Le troisième jour du voyage, il eut à Bolobo, où il y avait une mission de la société baptiste missionnaire, le premier avant-goût de ce qui l’attendait. Du groupe, la personne qui l’impressionna le plus par son énergie, son intelligence et sa chaleur fut la doctoresse Lily de Hailes. Grande, infatigable, ascétique, loquace, elle était au Congo depuis quatorze ans, parlait plusieurs dialectes locaux et dirigeait l’hôpital indigène avec autant de dévouement que d’efficacité. L’endroit était bondé. Tout en parcourant avec elle les hamacs, grabats où gisaient tant de patients, Roger lui demanda avec une fausse innocence pourquoi il y avait tant de victimes blessés aux fesses, aux jambes et au dos. Miss Hailes le regarda avec indulgence: Ils sont victimes d’un fléau qui s’appelle la chicotte. ….Il n’y a pas de chicotte à Boma et Matadi ? »
« On ne s’en sert pas aussi généreusement qu’ici » Répondit Roger
« Et si vous voulez savoir pourquoi il y a tant de Congolais qui ont les mains et les parties génitale bandées, je peux aussi vous l’expliquer, ajouta Lily de Hailes, sur un ton de défi. C’est parce que les soldats de la Force publique leur ont coupé les mains et le sexe ou les leurs ont écrasé à coups de machettes. N’oubliez pas de mettre ça dans votre rapport. Ce sont des choses qu’on ne dit pas en Europe, quand on parle du Congo. (Divers extraits pages 100 à 105)
« Vous me haïssez, impossible de le cacher » dit Roger Casement.
Le sheriff, après un moment de surprise acquiesça avec une grimace : Je n’ai pas de raison de le cacher, murmura-t-il. Mais vous vous trompez. Je ne vous hais pas, je vous méprise; c’est tout ce que méritent les traîtres. [….] Vous avez eu tout ce qu’on peut avoir, grogna le sheriff, une carrière diplomatique. Des décorations. Le roi vous a anobli. Et vous êtes allé vous vendre aux Allemands. Un beau salaud. [….] Quand je pense à mon pauvre fils mort là-bas, dans les tranchées, je me dis que vous êtes un de ses assassins, Monsieur Casement.
Ils étaient arrivés à la porte du parloir. Le shériff resta à l’extérieur. Seules les visites des aumôniers étaient privées. Roger se réjouit de voir la silhouette élancée du religieux. Father Carey qui s’avança à sa rencontre et lui serra la main. […..]
« Le gouvernement anglais n’a encore rien décidé, lui dit le religieux. Vous ne devez pas perdre espoir. Il y a dehors beaucoup de gens qui vous aiment et font d’énormes efforts pour que le recours en grâce soit entendu ».
« Je le sais, Father Carey. De toute façon, j’aimerais que vous me prépariez. Je voudrais être accepté dans les règles de l’Église. Recevoir les sacrements. Me confesser. Communier. »
« Je suis là pour ça Roger. Je vous assure que vous êtes déjà largement préparé » [….]…
« Je vous remercie de ne pas m’avoir interrogé sur ces cochonneries qu’on raconte sur moi, semble-t-il.
« Je ne les ai pas lues Roger. Quand quelqu’un à essayer de m’en parler, je l’ai fait taire. Je ne sais même pas de quoi il s’agit. Et je ne veux pas le savoir. »
« Je ne le sais pas non plus, sourit Roger. Ici on ne peut pas lire les journaux. Un assistant de mon avocat m’a dit qu’elles étaient si scandaleuses qu’elles compromettaient le recours en grâce. Des perversions abominables, à ce qu’il paraît. Alice Stopford Green pense que c’est une opération montée par le gouvernement pour contrecarrer la sympathie qui se manifeste pour le recours en grâce »
« On ne peut rien exclure en matière de politique dit le religieux. Ce n’est pas la plus honnête des activités humaines. . (Divers extraits pages 145 à 160)
« Amazonie : ……le dernier jour du mois d’août 1910, Roger Casement atteignait Iquitos au terme de six semaines d’un épuisant voyage qui les avait menés, les membres de la Commission et lui, de l’Angleterre au fin fond de l’Amazonie péruvienne. [….].
Roger rencontra le consul Britannique à Iquitos. « Quelle est l’attitude de la ville envers notre Commission ? »
« Franchement hostile répondit aussitôt le Consul. Je suppose que vous le savez déjà, la moitié d’Iquitos, vit des entreprises de Julio C. Arana. Les gens se doutent bien que la Commission est animée de mauvaises intentions contre celui qui leur donne travail et subsistance. »
« Pouvons-nous espérer un soutien des autorités ? » « Ah ça non, plutôt des bâtons dans les roues. Les autorités d’Iquitos de M. Arana. Ni préfet, ni juges, ni les militaires ne reçoivent leurs émoluments du gouvernement depuis des mois. Sans M. Arana ils mourraient de faim. Il faut savoir que Lima est plus loin d’Iquitos que New York de Londres par manque de transport.
Vous et votre commission devez être très prudents ajouta le consul. Pas ici à Iquitos, mais là-bas au Putamayo. Dans ces régions reculées tout pourrait vous arriver. C’est un monde barbare, sans loi ni ordre.
Le consul conduisit Roger à La préfecture où étaient déjà tous les autres membres de la commission. Ils furent reçus par le préfet Rey Lama.
« Me permettez-vous de vous poser une question cher monsieur le consul ? Quel est au juste l’objectif de votre voyage, et de cette commission ? »
« Comme vous le savez sans doute, en Angleterre et en Europe, on a dénoncé des atrocités qui auraient été commises contre les indigènes, expliqua –t-il calmement. Des tortures, des assassinats, de très graves accusations. La principale compagnie caoutchoutière de la région, celle de M. Julio Arana, la Peruvian Amazone Compagny est, je crois que vous le savez, cotée en Bourse à Londres. Ni le gouvernement, ni l’opinion publique ne toléreraient qu’une compagnie anglaise viole ainsi les lois humaines et divines. La raison d’être de notre voyage est de vérifier ce qu’il y a de vrai dans ces accusations. La Commission est dépêchée par la Compagnie de M. Julio C Arana elle-même. Moi par le gouvernement de Sa Majesté. » Un silence glacial s’était abattu sur le patio….. (Extraits pages 175 à 185)
« Les membres de la Commission partirent d’Iquitos dans la matinée du 14 septembre 1910. …. La navigation jusqu’à La Chorrera dura huit jours de chaleur, de nuages de moustiques et de monotonie des paysages et des bruits. Le bateau descendit l’Amazone dont la largeur croissait jusqu’à rendre ses bords invisibles….. Ils arrivèrent à La Chorrera le 22 Septembre 2010 à la mi-journée….. Tout en saluant ceux qui venaient les attendre, Roger, avec un petit frisson, s’aperçut qu’un sur trois ou quatre des indigènes à moitié nus qui portaient les paquets avaient sur les fesses et le dos les cicatrices qui ne pouvaient être que des coups de fouet. Le Congo, oui le Congo partout. […..] Juan Tizon, le directeur régional de la société leur souhaita la bienvenue et leur présenta son accompagnateur, dont le seul nom fit naitre chez Roger de la répulsion : Victor Macedo. Celui-là au moins n’avait pas prit la fuite. Les articles de Saldana Roca et d’Hardenburg dans la revue Truth de Londres le désignaient comme l’un des plus sanguinaires lieutenants d’Arana au Putumayo. […] Roger Casement put constater qu’un grand nombre de racionales ne faisaient pas le moindre travail productif. Ils étaient purement et simplement geôliers, tortionnaires et exploiteurs d’indigènes…… Roger comprenait l’état d’esprit de ses compagnons. Si lui, qui, après vingt ans d’Afrique, croyait avoir tout vu, était malade de ce qui se passait ici, quelle ne devait être la réaction de ceux qui avaient le plus souvent vécu dans un monde civilisé et pensaient qu’il en était ainsi dans le reste du monde, avec des sociétés régies par des lois, des églises, des polices et une morale qui empêchaient, les êtres humains de se comporter comme des bêtes ?
Roger voulaient rester au Putumayo pour que son rapport soit le plus complet possible, mais pas seulement pour ça. Une autre raison était la curiosité de connaître en personne ce personnage qui selon les témoignages, était le paradigme de la cruauté de ce monde : Armendo Normand, le chef de Matanzas. » (Extraits pages 242 à 275)
Voilà un paragraphe qui fait une bonne fin à ce billet, déjà suffisamment riche et explicite pour donner envie au lecteur de le lire. Et d’ailleurs je m’arrête à la page 272, pratiquement à la moitié du livre.
Si j’ai particulièrement aimé ce livre c’est qu’en plus du personnage, de son histoire, du talent de conteur, de la qualité d’écriture de Mario Vargas Llosa, il évoque des thèmes qui me sont chers : la colonisation et ses aspects abjects et criminels, l’exploitation des hommes, la méchanceté humaine, le racisme. Il parle aussi de l’Afrique où j’ai vécu une dizaine d’années dont trois ans au Congo-Zaïre dans la région de Boma–Matadi. (à une autre époque bien sûr). Il parle aussi de l’Amazonie où j’ai aussi pas mal crapahuté notamment et surtout en Guyane française (8 séjours d’un mois en moyenne), un tout petit peu au Pérou (une petite journée) et peut-être dans quelques mois en Equateur.
Désolé je ne suis encore jamais allé en Irlande, pas même pour un match de rugby, mais ce n’est pas la raison pour laquelle je n’ai pas proposé d’extraits de cette partie du roman. Je rassure le futur lecteur le livre est passionnant jusqu’au bout…. Même si on sait que ça finit mal pour le Celte.