A livres ouverts.....A u cœur de ce pays, Mikaek K, sa vie, son temps et Disgrâce…….
C'est en quelque sorte un article de rattrapage que je propose aujourd'hui car j'avais déjà fait en mars 2010 un billet, plus succinct mais aussi plus dispersé, intitulé « Ciné-cure... Disgrâce ». Un article que j'avais donc choisi de classer dans la catégorie Ciné-cure parce que je venais de voir le film, tiré du roman, sorti en salles (très peu de salles) en février 2010. Et pourtant dans ce précédent billet j'avais plus parlé du roman, et même des trois romans, que je cite dans le titre, que j'avais lus quelques années plus tôt, quand ils furent publiés ou republiés en 2003 après l'attribution du prix Nobel de littérature à l'auteur J.-M. Coetzee. Avec ce mauvais choix de catégorie et peut-être le peu d'intérêt pour le film, mal distribué, le billet fut très, très, peu lu les premiers jours (moins d'une dizaine de visiteurs) et surtout, ensuite, plus du tout ..... Zéro pointé ! Surtout si je fais la comparaison avec l'article que j'ai fait, en février 2015, pour la disparition d'André Brink, autre talentueux auteur sud-africain : « A livres ouverts ...de ''Au plus noir de la nuit" à "Mes bifurcations"» qui reste aujourd'hui dans mon top 100 des articles les plus visités (sur près d'un millier d'articles).
Je dois avouer que je n'avais jamais entendu parler de J.-M. Coetzee avant qu'il obtienne le prix Nobel de littérature et c'est mon admiration pour son compatriote André Brink qui m'a conduit à me précipiter dans une librairie pour me procurer les trois romans dont je vais parler. Coetzee, né au Cap en Afrique du Sud en février 1940 et naturalisé Australien en 2002. Professeur de littérature il publia ses premiers récits ou romans dans les années 70, dont « Au cœur de ce pays »(1974) ; suivront une vingtaine d'ouvrages dont « Michael K, sa vie, son temps » en 1986 qui obtint en France le prix Fémina étranger, puis « Disgrâce » en 1999 qui reçut le prestigieux prix Booker (pour les romans en anglais). Le prix Booker avait déjà été attribué à Coeetze en 1983 pour « En attendant les barbares », un ouvrage que je n'ai pas lu et que je dois me procurer pour éventuellement compléter cet article.
Je crois me souvenir que j'ai lu en premier « Michael K, sa vie, son temps » , mais je vais respecter l'ordre de parution des ouvrages et donc parler d'abord de « Au cœur de ce pays »:

Du temps de l'apartheid, dans une ferme isolée du veld sud-africain vivent le maître, autoritaire et renfrogné, sa fille Magda aigrie et frustrée qui dans sa solitude se nourrit de fantasmes stériles qu'elle reporte sur son journal intime. C'est du moins ainsi que l'auteur a construit son roman. il y a aussi des serviteurs et Hendrick le contremaître que Magda croise distante du matin au soir «..... Je ne sais rien sur Hendrik. Tout au long des années que nous avons passées ensemble à la ferme, il s'est tenu à sa place et j'ai gardé mes distances; nous avons ainsi maintenu entre nous un tel espace que nous ne pouvions poser l'un sur l'autre qu'un regard affable, indifférent, lointain.....» Mais un jour Hendrik revient à la ferme avec Anna sa jeune et jolie épouse que le maître ne va tarder à séduire, avec l'accord tacite du contremaître quand celui-ci lui demanda l'autorisation de ce se marier.... Ultime humiliation pour Magda, une humiliation qu'elle ne supporte pas et la conduira au drame ...«... Tenant le fusil à la façon d'un plateau, j'avance précautionneusement sur le gravier, contournant le hangar pour arriver par derrière. Près de la porte de la cuisine, une forme se dessine dans l'obscurité.....Il s'agit de Hendrik, l'homme qui justement ne devrait pas être là. Son marmonnement s'interrompt dès qu'il me voit. Il fait mine de se lever dès qu'il me voit, mais retombe en arrière. Il me tend les mains, paumes retournées vers le haut. "Ne tirez pas" dit-il..... Mon doigt ne lâche pas la gâchette.... Son haleine ne pue pas le vin, mais le brandy. Seul mon père a pu lui procurer du brandy. Acheté, donc, plutôt que trompé..... Couché sur le seuil, les genoux pliés vers le menton, il m'oublie et se met à sangloter. Voilà ce qu'était ce bruit....» Dans un accès de folie Magda tire au plafond de la pièce située sous la chambre de son père. Celui-ci est gravement blessé et allait mourut quelques jours plus tard. Le maître mort plus rien ne va. Magda est incapable de gérer l'exploitation et c'est une longue descente aux enfers et le fantôme de son père l'accompagnera vers sa fin. « C'est la conscience de l'esclave qui constitue la certitude du maître quant à sa propre réalité. Mais la conscience de l'esclave est une conscience dépendante. Le maître n'est donc pas sûr de la réalité de son autonomie. Sa réalité repose sur une conscience inessentielle et sur des actes inessentiels qui en procèdent »

« Michael K, sa vie, son temps » : Michael K est né avec un bec-de-lièvre ce qui eut un impact sur sa personnalité. Abandonné par son mari, sa mère le plaça dans un orphelinat dont il sortit à l’âge de quinze ans pour travailler comme jardinier municipal. Sa mère vieillissant souhaitait quitter Le Cap pour retourner sur les terres de son enfance. Mickael ayant appris qu’il allait perdre son travail et que plus rien ne le retenait dans cette ville, sauf l'obtention d'un permis de quitter la péninsule en cette période troublée, il souscrit au projet de sa mère. Tant bien que mal ils réussirent à se mettre en route mais assez vite l'état de santé de sa mère empira et elle dut être hospitalisé puis mourut. Mickaël allait poursuivre seul son périple ne serait-ce que pour ramener les cendres de sa mère en sa terre natale. Tout au long du chemin il croise des convois militaires et des postes de contrôle que les cendres de sa mère aident à passer sans trop de difficullés. Il finit par arriver au village de sa mère et se mit à la recherche de la maison de famille. «… Il marchait le long de la rue, se demandant à quelle porte il allait pouvoir frapper, quand un des enfants le rattrapa au pas de course. « M’sieur je peux vous dire où c’est, chez les Visagies » lança-t-il....... K s’arrêta...... Mais c’est vide, il n’y a personne là-bas » dit l’enfant. » Il put toutefois lui indiquer sommairement où se trouvait cette ferme et lui précisant qu’il devait quitter la route pour prendre un chemin quand il verrait un panneau qui représente un doigt pointé. C’était assez loin mais avant les montagnes. Michael finit par trouver le domaine et put s’y installer. Pour vivre il put travailler la terre semer des graines qu'il avait trouvées par hasard dans le hangar ; il pouvait aussi compter sur un troupeau d’une douzaine de chèvres qu’il fallait réhabituer à l’humain… Il arriva ainsi à se créer un petit paradis jusqu’à ce qu’un individu arrive ; c’était un petit-fils Visagies qui avait déserté ; prenant Michael pour un serviteur de la famille, il l’envoya faire quelques courses à la ville…… Michael s’y fit prendre par la police et se retrouva conduit dans un camp, puis dans d’autres, incapable de s’expliquer, incapable de se défendre :
«…Michael certains d’entre nous ne sont même pas sûrs que tu aies quelque chose à faire avec les insurgés. Si tu peux nous persuader que tu ne travaillais pas pour eux, tu nous épargneras beaucoup de soucis et tu t’épargneras beaucoup de souffrances…. Allons mon ami nous n’avons pas toute la journée devant nous, nous sommes en guerre.
Il parla enfin : Je ne suis pas de cette guerre.
Tu n’es pas de cette guerre ? Bien sûr que tu es de cette guerre que tu le veuilles ou non ! C’est un camp ici, pas un village de vacances, ni une maison de repos : c’est un camp où nous rééduquons les gens comme toi et où nous les mettons au travail. ……. »
« Ce jardin que tu avais, qu’est-ce que tu y cultivais ? ….. Des légumes….. Et pour qui étaient ces légumes ? A qui les donnais-tu ? ….. Ils n’étaient pas à moi. Ils venaient de la terre…… Je t’ai demandé à qui tu les donnais. …. Les soldats les ont pris……. Ca t’ennuyais que les soldats prennent tes légumes ?...... Michael haussa les épaules : Ce qui pousse est destiné à tous. Nous sommes tous des enfants de-là terre.»
Pourtant, malgré l’emprisonnement, la cruauté et le dénuement ; la faim, la maladie, Mickael K ne se pliera pas aux lois des hommes….

« Disgrâce » est le plus surprenant, étant à la fois passionnant et dérangeant ; c’est l’histoire de David, professeur d’université du Cap de 52 ans qui est touché par un scandale d'harcèlement sexuel vis à vis d'une étudiante et refusant de s'excuser au nom du droit au désir il choisit de démissionner de ses fonctions. Il va rejoindre sa fille, Lucy, qui vit dans une ferme isolée du veld, à l’autre bout du pays, dans une région que les fermiers, en cette période de post apartheid, quittent progressivement devant la montée de l’insécurité. Et c’est là, loin de sa vie urbaine, cloisonnée et donc forcément protectrice, qu’il découvre la réalité de son pays et cette violence qui va les toucher directement, sa fille et lui. Un jour, alors que Pétrus, le coéquipier de Lucy est absent, trois individus africains les attaquent, ils assomment David et lui versent de l'alcool sur la tête et mettent le feu à sa chevelure ; ils tuent des chiens ; on devine aussi que Lucy a été violée, puis ils se sauvent en volant la voiture de David. En plein désarroi Lucy sort de sa chambre et constate les dégâts en silence jusqu'à ce quelle arrive aux cages des chiens « Mes chéris, mes chéris » que David entend murmurer. Puis Lucy va à la salle bain et ferme la porte. « " N'entre pas," dis la voix de Lucy. David : Ca va ? "Tu es blessée?". Question idiote ; elle ne répond pas. » Il va bien falloir aller chercher des secours et appeler la police. « …. Lucy est entrée et se trouve derrière lui. Elle a mis un pantalon et un imperméable ; ses cheveux sont peignés en arrière, son visage propre n’a pas la moindre expression. Il la regarde dans les yeux. « Ma chérie, ma petite chérie… » dit-il et soudain les larmes l’étouffent…….
Puis après un silence : « David, quand on te posera des questions, je t’en prie de t’en tenir à ce que tu as à raconter, à ce qui t’es arrivé, d’accord ? » ;
Il ne comprend pas.
« Toi tu racontes ce qui t’es arrivé ; moi je raconte ce qui m’est arrivé » répète-t-elle.
« Tu fais une erreur » dit-il d’une voix qui s’éteint pour n’être qu’un râle.
« Non ce n’est pas une erreur »
David ne comprend pas le comportement de sa fille mais fera comme elle dit. Lui s'interroge sur l'absence de Pétrus. Le lendemain celui-ci est de retour à la ferme et a lui aussi un comportement à minima. Il ne demande même pas des nouvelles de Lucy qui abattue reste dans sa chambre.
Quelques jours plus tard Pétrus annonce qu'il va faire une fête où il invite Lucy et son père. David ne tient pas à y aller mais Lucy l'oblige à l'accompagner. A cette fête July et David reconnaissent l'un des agresseurs. David veut appeler la police; Lucy refuse ! Il est ahuri, ahuri au point de s'en prendre à sa fille.
« Ne me crie pas dessus David. C'est de ma vie qu'il s'agit. C'est moi qui dois vivre ici. Ce qui est arrivé, c'est mon affaire, ça ne regarde que moi, et pas toi, et si j'ai un droit, c'est bien celui de ne pas être mise au banc des accusés et d'avoir à me justifier, ni devant toi, ni devant personne d'autre. Et pour ce qui est de Pétrus, ce n'est pas un garçon de ferme que je peux mettre à la porte parce que je trouve qu'il a de mauvaises fréquentations. Tout ça c'est du passé. Autant en emporte le vent. »
Dans ces trois livres la violence est permanente, sous-jacente sans vraiment exploser tout à fait ; des passages majeurs comme le viol de Lucy dans « Disgrâce » peuvent passer inaperçu au fil de la lecture et quand on comprend quelques pages suivantes ce qui a du se passer, on est obligé de revenir en arrière pour vérifier si le drame était bien mentionné. Ce choix d’édulcorer les moments les plus dramatiques rend le livre cruel, pessimiste et ambigu. Les personnages sont pris entre culpabilité et soif de liberté ; ils cherchent à s’extraire du passé tout en ayant peur de l’avenir.

Le film Disgrâce est encore plus dérangeant que le livre au point qu’en le voyant plus de cinq ans après avoir lu le roman je me suis demandé s’il était fidèle au roman ; et pourtant en le relisant ensuite je m’aperçus que le déroulement de l’intrigue est parfaitement fidèle sauf que dans les romans de Coetzee la couleur de peau des personnages n’est jamais vraiment indiquée…. Certes, compte tenu du contexte, on la devine aisément, mais dans le film la discrimination est totalement évidente : David est un bourgeois blanc, Lucy est une marginale blanche, la jeune et frêle étudiante est métissée et les jeunes violeurs sadiques sont des morveux noirs.
Le réalisateur australien Steve Jacob est peu connu, et c’était alors son second film. C’est avec son épouse la scénariste Anna Monticelli qu’il a entrepris l’adaptation de ce roman hors du commun. Au casting seul John Malkovich dans le rôle de David est connu. Lucy est interprétée par Jessica Haines ; Éric Ebouaney est Petrus et Antoinette Engel est Mélanie.
«…..et la gifle qu’il nous inflige est cinglante. Usant de la même sobriété, de la même distance, il réalise l’exact reflet du texte de Coetzee. Un film bouleversant, glaçant, qui a su emprunter aux mots son essence, à l’aridité des paysages et au talent des comédiens son indépendance. Même le maniérisme de John Malkovich s’efface derrière le désarroi de son personnage. Parfait lorsqu’il méprise le conservatisme des institutions, il abandonne peu à peu son arrogance pour affronter l’indicible sauvagerie et la soumission de sa fille. Incarnée par Jessica Haines la jeune génération de Blancs qui tente de rompre avec les vieux modèles hiérarchiques, au risque de sacrifier son intégrité et de payer cher le tribut de la cohabitation. Quelle que soit la distance qui les sépare, chacun de ces rôles est une clé pour pénétrer la complexité de l’histoire sud-africaine. Dans la chaleur étouffante et sous la lumière crue, Steve Jacobs filme le drame sans fard, sans ostentation non plus. Il préfère la force d’un silence impuissant aux débordements de douleur. Et c’est dans cette retenue qu’il trouve l’image juste d’un monde vacillant sous son propre déséquilibre…….» Selon la critique d’Événement cinéma.