Et puis début 2020 on entendait parler du coronavirus d'abord en Chine, puis en Italie puis...le 30 janvier, Jacques Attali écrivait dans une chronique parue dans les Echos« L'épidémie en cours n'est en rien une surprise. Depuis longtemps, on savait qu'elle était possible. Et bien des livres ont prédit l'imminence de ce genre de catastrophe ». il précisait s'être notamment intéressé à « beaucoup de travaux venus de médecins et de Bill Gates ».
Idées - débat .... Le progrès a-t-il un avenir ? avec Jacques Attali.
C'est un fascicule de 2014 que j'ai trouvé par hasard au fond de mon grenier. Un document CLES sur le thème « Le progrès a-t-il un avenir ? » avec un entretien avec Jacques Attali. Pour compléter ou corser (?) ce débat, j'ajouterai quelques extraits d'un livre de Jacques Attali « La voix humaine » publié dix ans plus tôt (avril 2004) que j'ai acheté et lu avec beaucoup d'intérêt pour une circonstance particulière que je vais raconter en introduction de ce billet et que je compléterai ensuite pour conclure avec ce qui nous concerne plus particulièrement aujourd'hui à savoir, comment combattre le coronavirus.
J'ai eu l'occasion de rencontrer Jacques Attali début juin 2004 lors d'une conférence qu'avaient organisé les responsables du groupe dont j'étais un modeste salarié. Ce groupe, qui s'était assez récemment créé sur la base et le rachat de la société d'ingénierie du BTP où j'ai fait la plus grande partie de ma carrière, s'était étendu en Europe et visait une cotation en bourse (Ou ça venait de se faire). Le choix de Jacques Attali économiste et essayiste était judicieux et surtout pour moi très intéressant. Mais alors, pourquoi ai-je été invité à y participer? J'étais responsable d'une agence régionale,(Poitou-Charentes) d’une dizaine de personnes, mais j'étais, aussi, élu syndical CFDT. Je partageai cette représentation syndicale avec une élue, parisienne. J'étais bien décidé d'intervenir, au moins une fois, lors de cette conférence, aussi ai-je bossé le sujet en achetant la dernier livre de Jacques Attali, « La voie humaine » paru, quelques semaines avant, en avril 2004. J'ai adoré ce livre et j'étais d'autant plus à l'aise pour intervenir et poser les bonnes questions (deux interventions je crois me souvenir) que le conférencier restait pour l’essentiel sur la ligne de son livre, hormis la partie politique.
L'entretien en deux pages de 2014, qui suit, est sensiblement sur la même trame que le livre de 2004 qui lui est riche de 200 pages. L’entretien est sans doute un peu plus direct, voire plus brutal (j’ai mis des ? ou des ????). Mais il y a aussi beaucoup de choses que je partage pleinement que j'ai mis en gras.
Clés : On hésite presque, aujourd'hui, à employer le mot "progrès". Pourquoi d'après vous ?
Jacques Attali : Le progrès matériel, c'est l'idéologie que l'on peut attribuer à la bourgeoisie ou à la classe moyenne. Et progressivement, cette idéologie l'a emporté sur celle du progrès sur soi, de la maîtrise du mal du désir. L'idée du progrès est aujourd'hui assimilée à celle de la liberté individuelle à laquelle il doit apporter d'avantage de moyens. Donc, progrès, liberté, démocratie et marché forment un ensemble qui peut se résumer d'un autre mot, celui de "modernité" ou d'"occidentalisation", parce que c'est l'Occident qui porte ces valeurs. En même temps, il existe d'immenses failles dans le progrès matériel. Il entraîne des désastres environnementaux et sociaux, ainsi qu'une aggravation des inégalités. Le désastre le plus important selon moi, c'est la généralisation d'une société de la précarité, de l'immédiateté.
Mais même s'il y a de bonnes raisons de remettre en cause le progrès, il n'empêche qu'il reste, pour l'essentiel et de très loin, la valeur dominante aujourd'hui.
Clés : Qui peut encore affirmer que demain sera meilleur qu'aujourd'hui.
J. A. : D'abord ce sont les très riches du monde occidental qui iront mieux ; ensuite, la quasi-totalité des habitants des pays du sud. Le rêve américain est devenu le rêve mondial. Celui où chacun pourrait avoir les moyens de bénéficier du progrès matériel. Donc, sauf dans les catégories sociales ou les pays en déclin, relatif ou absolu, comme nos pays européens, tout le monde peut dire que demain sera meilleure qu'aujourd'hui. Sauf ceux qui ressentent qu'ils vivront moins bien que leurs parents ou leurs enfants vivront moins bien qu'eux. Ceux-ci se trouvent essentiellement dans les pays développés.
Clés : Depuis deux siècles environ, des progrès démocratiques, scientifiques et sociaux ont avancé de front. Aujourd'hui, certains se poursuivent, d'autres semblent en panne. Lesquels ?
J. A. : Il y a une très grande incertitude et beaucoup de débats sur l'impact réel du progrès technique. Pour certains, ce dernier serait négatif : il n'aurait plus d'effet sur la productivité depuis une vingtaine d'années, et ne ferait que détruire les emplois, creuser les inégalités. On peut, au contraire, défendre l'idée que l'impact des nouvelles technologies est considérable mais qu'elles n'arrivent pas à compenser des facteurs de déclin aussi forts. Rendement décroissant, encombrement urbain, fatigue, stress... je suis plutôt de ceux qui pensent que le progrès technique reste très puissant, mais qu'il y a des forces de rappel de plus en plus grandes. Les domaines dans lesquels, le progrès se poursuit sont certainement la santé (davantage dans l'imagerie et l'électronique médicales ou biologie que dans la pharmacie), toutes les techniques d'économie d'énergie (rendement énergique), tous les domaines de l'urbanisme et de la gestion des transports. Parmi les domaines qui patinent totalement: l'éducation. Il n'y a là absolument aucun progrès, d'aucune sorte. On ne sait toujours pas enseigner. On enseigne de la même façon qu'avant.
Clés : Pourquoi le progrès peut-il nous faire peur désormais ?
J. A. : Par le risque qu'il engendre. En 1914, les hommes de 30 ans qui partaient à la guerre, avaient une espérance de vie de 20 à 25 ans, leur mort n'était pas trop tragique (????). Aujourd'hui, on veut « zéro mort » parce qu'un gamin de 20 ans à 70 à 80 ans d'espérance de vie. On admet plus les risques de perte de vies humaines. Le progrès implique une fragilisation qui rend l'innovation moins acceptable. Le progrès menace le goût du risque. Par ailleurs dans de nombreux autres domaines, on ne voit pas de progrès arriver une société le mieux possible. Rien n'a avancé depuis le XIIIe siècle, ou tous les grands principes avaient été posés. De même, nous avons fait très peu de progrès sur les choses simples. Ainsi, comment faire pour être heureux ? Au contraire, la solitude, la frustration augmente car plus car plus on possède de choses, plus on a envie d'en avoir....Le progrès matériel est évidemment une condition suffisante. La seule réponse qu'on propose en général, ce sont des tranquillisants ou des solutions technologiques.
Clés : Nous entendons tous les jours des prévisions du café du commerce : « Nous allons dans le mur, nous allons à la catastrophe.» Sommes-nous sans le savoir, en 1913 ?
J. A. : Le risque existe. Il y a devant nous cinq étapes possibles dans l'histoire du XXIe siècle. On peut soit vivre les cinq, soit échapper à certaines d'entre elles. Ce sont les étapes successives.
Première étape : le déclin relatif de l'empire américain avec le désordre que cela crée. Nous y sommes.
Deuxième étape : une tentative de remise en ordre du monde par non pas une puissance qui remplacera les États-Unis, mais une sorte de gouvernement constitué de 15 à 20 puissances, dans une vague de progrès techniques très forte (????). Nous y sommes aussi, mais je ne crois pas que ça ne marchera pas.
Troisième étape : si ça ne marche pas, les pouvoirs des nations et des démocraties vont s'effondrer face aux marchés. Les entreprises et les marchés domineront le monde. Mais sans
États, sans règles de droit c'est le chaos garanti. C'est déjà en train de se faire. Cette troisième étape peut conduire aux extrêmes des désordres, des chaos, des injustices, de la précarité.
Quatrième étape : la guerre. Devant de telles contradictions, la violence apparaît. Est-ce une violence de type 1914 ou de type 1939 ? Aujourd'hui tout est possible.
Mais il peut y avoir une cinquième étape : l'ordre harmonieux avec une gouvernance mondiale, un progrès équilibré, une organisation qui permet de pousser la croissance vers la prise en compte du long terme. On peut espérer aller vers cette cinquième étape en évitant au moins la guerre, et peut-être la troisième, le chaos. Mais quand on regarde l'histoire de l'humanité, on a toujours changé les choses après les catastrophes et pas à la place des catastrophes. C'est pour cela que le chantier de l'Europe est aussi important. Ce qu'on n'arrivera pas à faire dans le cadre de l'Europe, on ne pourra pas le réaliser à l'échelle mondiale. Si l'Europe n'avance pas de l'euro vers un État fédéral, dans dix ans, il n'y aura plus d'euro (?). Il faut donc se concentrer sur la réussite de l'Europe. Elle est l'espoir de réussir une gouvernance à l'échelle mondiale.
Clés : Même malgré une certaine faiblesse actuelle, une anémie économique de l'Europe qui obscurci notre horizon ?
J. A. : Cette anémie ne me gène pas : 1% de croissance et une population qui stagne, c'est 1% de croissance par tête. Et c'est même davantage quand la population décline (?). Donc 1% sur un PIB de 10 billions, ça fait 100 milliards ça fait 100 milliards par tête (????).En Chine, 10%de croissance avec un PIB beaucoup plus petit et une population croissante, ça ne vaut pas plus qu'1% en Europe. Il nous appartient d'orienter le progrès technique vers ce qui peut attribuer aux générations suivantes ce que je nommerais « un progrès positif.»
Clés : Êtes vous optimiste ou pessimiste sur notre siècle ?
J. A. : Dans un match de football, si l'on est spectateur, on est optimisiez ou pessimiste pour l'équipe que l'on soutient. Mais si l'on fait partie des joueurs, on n'est ni optimiste ni pessimiste, on essaye de gagner le match. La bonne question à se poser est alors « Est-ce que j'ai des chances de gagner? ». Et si je n'en ai pas beaucoup : « Que dois-je faire pour les améliorer ? Comment faire en sorte de mieux jouer avec mes partenaires ? Comment est-ce que peux les aider à mieux jouer ? »Nous sommes dans une sorte de stade de foot où tout le monde est sur le terrain et personne dans les gradins. L'équipe d'en face, c'est la nature, la violence du monde. La question que je me pose n'est donc pas d'être optimiste ou pessimiste, mais « Qu'est-ce que je fais pour que le monde soit meilleur? »
Mais pour répondre à votre question, je suis quand même optimiste parce que pense qu'on a encore les moyens d'agir.
Je complète cet entretient par quelques extraits du livre de 2004 :
« Les progrès techniques, les mutations des mœurs, la mondialisation des marchés, la délocalisation des emplois, la fragmentation des entités géographiques ou culturelles, le retour du religieux, la prise de conscience écologique, la prolifération de la violence, le retour et la multiplication des épidémies, bouleversent les rapports de force entre les sociétés et rognent plus encore les moyens de l'action démocratique.» page 12.
« La domination du marché sur la démocratie participera aussi à l'aggravation des désordre écologique en diminuant la transparence des informations, en accélérant la consommation des matières premières, en privilégiant le court terme et le profit immédiat, en réduisant la capacité d'influence sur les risques des générations futures.» page 55.
« Tout ce qui se déplace sera bientôt considéré comme un danger potentiel : un avion, un camion, un train, un bateau, une lettre, un réseau informatique, un virus animal. Tout ce qui fait fonctionner les marchés et la démocratie en sera fragilisé. » Page 63.
« De fait, dans un domaine où la collectivité est particulièrement efficace, la santé, les effets de ce gaspillage restent considérables: ainsi les dépenses cumulées en médicaments, frais de clinique, analyses, indemnités journalières, augmentent cinq fois plus vîtes que la richesse nationale, sans que soient assurés ni un réel contrôle de ces dépenses, ni une égalité de traitement des malades, ni une répartition rationnelles des offres de soins sur le territoire. L'espérance de vie reste variable d'une région à l'autre et d'une classe sociale à l'autre. » Page 76.
Pour finir le chapitre 2004 je peux ajouter que j'ai quitté la salle presque en même temps que Jacques Attali que nous avons eu l'occasion de discuter un peu de cette conférence et notamment de quelques interventions au sujet de l'aide au développement en Afrique dont l'une honteuse l'avait mis en colère. J'ai sorti de ma veste son livre pour lui demander une dédicace. En s'exécutant il m'a dit qu'il avait quand même été content d'avoir eu aussi des interventions pertinentes.
Depuis Jacques Attali a continué à travailler pour les générations futures en prônant une économie positive qui consiste à prévoir le pire comme scénario possible pour réfléchir au problème et faire en sorte que ça n'arrive pas.
En 2009 il publiait un nouvel ouvrage intitulé « La crise, et après? ». Je n'ai pas acheté ce livre parce qu'on sortait de la terrible crise financière qui avait déstabilisé le monde et dont on avait déjà beaucoup parlé et lu. j'ai feuilleté le livre, j'ai hésité et je l'ai reposé. Sans doute n'ai-je pas vu les quelques pages où il évoque les risques de pandémie. « Des pandémies beaucoup plus sévères que la grippe H1N1 sont possibles, porteuses de plus terribles menaces encore » En 1998 il créait « Positive Planet » au service des générations futures.