A livres ouverts... " La Décennie Mitterrand" débute et finit avec Farewell
C’est la fin de mon précédent article qui m’a ramené aux ouvrages de Pierre Favier et Michel Martin-Roland, qui constituent « La décennie Mitterrand ». Quatre tomes d’informations, de faits et de confidences qui, comme le titre l’indique bien mal, nous plongent dans l’histoire des deux septennats, quatorze années de 1981 à 1995.
Le premier tome « Les Ruptures », qui concerne en 570 pages la période 1981/1984, est sorti en octobre 1990. Je ne me suis pas interrogé sur incongruité du titre au regard du temps de mandat qui restait à effectuer, d’autant que le second volume qui devait s’intituler « Les Réconciliations » était déjà sur les rails pour couvrir les années 1984/1991 et paraître en octobre 1991.... Mais il y avait, sans doute, trop de grains à moudre car si le second tome est bien sorti à la date prévue c’est sous l’intitulé « Les Epreuves » et en ne s'intéressant qu'aux années 1984/1988 ; une période plus courte que prévue mais qui nécessita quand même 760 pages de développement.
Deux autres tomes suivirent, mais ils sortirent seulement après le décès de François Mitterrand (8 janvier 1996). D’abord « Les Défis » qui parut en septembre 1996 et qui relate en 580 pages la période 1988/1991 et enfin cette prodigieuse enquête s’achevait en mars 1999 avec la sortie « Des Déchirements », le dernier livre qui décrit en 630 pages la fin du second septennat (1991/1995), y compris, donc, la seconde cohabitation…. et le retour de la Droite au pouvoir.
J’ai beaucoup lu de et sur François Mitterrand ; le personnage me déconcertait, me troublait, car si j’admirais toujours celui qui avait permis à la gauche d’arriver enfin et durablement au pouvoir, je ne peux pas dire que je ressentais beaucoup de sympathie pour l’image que j’en percevais, malgré les incontestables qualités de chef d’Etat. En interne, au sein du PS, j’ai toujours été dans son opposition et d’ailleurs si j’ai adhéré à ce parti en 1974 c'était bien pour dire, ouvertement aux militants "oeillèrisés", que celui pour qui j’avais voté en 1974 et en 1981, me décevait par son comportement monarchique, cultureux et surtout « solutréen » et quant à sa cour, ses fidèles, ceux de la grimpette de la roche, ils….. (N’ayons pas peur des mots)... ils m’emmerdaient.
J’ai donc beaucoup lu sur Mitterrand (Comme je me suis aussi beaucoup intéressé à De Gaulle, Clemenceau, Jaurès ces personnages politiques, hors du commun, qui ont une large part d’ambiguïté….) et finalement ce qu’il y a de mieux et de loin de tout ce que j'ai lu sur lui et malgré le talent des autres, Lacouture, Attali, Péan, Colombani et compagnie … ce qu'il y a de plus intéressant c’est bien cette magistrale « Décennie Mitterrand » de Favier et Martin Roland…. Et pour tout dire, je dois même avouer que par cette saga politico historico romanesque ils ont fini par me faire reconnaître, sur le tard, beaucoup de mérites à ce « Prince » quelque peu machiavélique et ce, justement au moment où tout le monde, socialistes compris, commençait à apprendre des secrets bien peu flatteurs le concernant.
Je ne peux, évidemment pas, en un billet faire une analyse synthèse des 2500 pages des quatre tomes….. Je vais donc me concentrer, actualité cinématographique oblige, sur cette affaire Farewell que j’avais découverte en octobre 1990 à la lecture du premier volume, et qui est, me semble t-il, l’information majeure de la série en confirmant que Mitterrand, et dès ses premiers jours au pouvoir, fut un incomparable expert-stratège en diplomatie et géopolitique...
Cette affaire est rapportée par les auteurs dès le cinquième chapitre « La vague Rose et son écume rouge » qui traite de la victoire de la gauche aux élections législatives de juin 1981 et de la nomination au gouvernement, quelques jours plus tard, de quatre ministres. Quelques heures après cette annonce l’administration américaine publiait un communiqué : « Le ton et le contenu de nos rapports en tant qu’alliés seront affectés par l’arrivée des communistes dans le gouvernement français comme dans tout gouvernement d’un de nos alliés ouest-européens »
Le lendemain après-midi Mitterrand s’adressa aux journalistes : « On a écrit : Reagan se fâche. Et après ? Reagan éternue. Et après ? Je ne vais pas aussitôt mettre le doigt sur la couture du pantalon. Je ne me suis pas posé la question de savoir si ma décision d’appeler des communistes correspondait au désir ou à la volonté de tel ou tel pays et je ne la poserai pas. La réaction des Américains est leur affaire ; la décision c’est la mienne. La France est un bon allié des Etats-Unis. Nous avons des intérêts communs qui ne sont pas à la merci des événements du moment… »
Le 20 juillet 1981 Mitterrand devait rencontrer pour la première fois Reagan lors du sommet des Sept à Ottawa…. Ce premier contact aurait du être difficile, or Mitterrand n’arrivait pas les mains vides. Dans la semaine qui suivit son installation à l’Elysée le directeur de la DST l’informait que, depuis mars 1981, ses services recevaient via un ingénieur français, travaillant à Moscou mais totalement indépendant des services d’espionnage, une masse impressionnante de documents d’une importance considérable.
Ces informations fournies par l’un des plus hauts responsables du KGB montraient que les soviétiques connaissaient parfaitement tous les codes et toutes les procédures défensives anti-nucléaires des américains. Farewell, puisque c’est le nom que lui avait donné la DST, a fourni en quelques mois plus de trois mille documents prouvant l’extraordinaire capacité d’infiltration des espions soviétiques dans tous les services occidentaux et notamment américains.
Il n’est pas excessif de penser que la centaine de noms d’espions transmis à l’ouest, a largement contribué à affaiblir l’URSS, géant aux pieds d’argile dont la seule vraie compétence sous Brejnev était de piller les secrets technologiques et scientifiques de l’Occident.
« A la mi-juillet 1981, la masse de renseignements est telle que la question d’une coopération intense avec les américains ne peut-être éludée. Mitterrand décide de faire bénéficier Washington de la livraison de Farewell qui au fil des arrivages révèle l’ampleur de la pénétration soviétique dans le complexe militaro-industriel nord américain.
A Ottawa, il informe lui-même son homologue américain …. Grâce au dossier Farewell Mitterrand convainc Reagan que la France socialo-communiste n’était pas livrée aux Rouges »
Mitterrand confia cependant aux auteurs en février 1989 qu’il se demandait toujours si « ces informations ne venaient pas en fait des Etats-Unis pour le tester ». Ce que l’on sait de l’histoire aujourd’hui (d’autres références indiquées par Favier et Martin-Roland) il semble bien que cette affaire d’espionnage, et le choix de Mitterrand d'informer les américains, a considérablement contribué à modifier la donne géopolitique des années qui suivirent et accéléra l’implosion du bloc de l’est.
Curieusement dans cette saga en quatre tomes de « La Décennie Mitterrand », l'affaire Farewell revient, à nouveau, dans la dernière partie du dernier livre.
Déjà à la fin du chapitre « La vague Rose et son écume rouge » Mitterrand avouait avoir viré de son poste Yves Bonnet directeur de la DST pour avoir révélé l’affaire Farewell à la presse dès mars 1985. Dans le chapitre « Les malheurs de Mitterrand » et notamment tout ce qui concerne les écoutes téléphoniques. On apprend pourquoi le journaliste Edwy Penel fut espionné.
« Mitterrand : «…Plenel ? Il ne m’a pas lâché pendant dix ans et j’ai fini par penser qu’il travaillait pour les américains… » Il a été écouté pendant plus d’un an à partir du printemps 1985. Au départ François Mitterrand avait demandé cette écoute pour découvrir qui avait informé le journaliste sur les dessous de l’affaire Farewell… L’examen des archives de l’Elysée fait apparaître que la « cellule anti-terroriste » a soupçonné le patron de la DST de l’époque d’avoir joué un jeu peu clair avec les services secrets américains ….. afin de gêner la France dans ses relations avec l’URSS.
Ah ! Ces véridiques histoires d’espionnage. A côté, John Le Carré paraît être un romancier de la collection Arlequin.
Bien évidemment je suis allé voir le film de Christian Carion dès aujourd'hui. Cette histoire de Farewell me turlupinait depuis une vingtaine d'années et je n'allais donc pas perdre quelques jours supplémentaires ; déjà bien beau que j'ai pu me retenir d'aller à l'avant-première lundi soir, la soirée des diablotins et de quelques notables.
Malgré quelques réserves, lues ici et là dans quelques journaux, c'est un excellent film. En dehors de Mitterrand et Reagan (Ah ! Le cow boy, Reagan regardant en boucle "l'homme qui tua Liberty Valence"), en dehors donc de Reagan et de Mitterrand, tous les autres personnages ont été rebaptisés. Curieux ! Passe pour Farewell qui dans le film est appelé Grégoriev et est joué par l'excellent Emir Kusturica ; passe aussi pour l'ingénieur français Froment interprété par Guillaume Canet...mais les autres personnages, comme le directeur de la CIA, Feeney interprété par Willem Dafoé et celui de la DST, Vallier joué par Niels Arestrup, pourquoi avoir changé les noms qui ne sont plus des mystères ? Sans doute parce que le film prend quelques libertés avec une histoire qui n'est peut-être pas encore aujourd'hui aussi transparente que ça. On apprend aussi dans la presse que les russes ont refusé que le film soit tourné à Moscou. Grégoriev ou du moins celui qui se cache derrière ce pseudo (et qui est nommément cité dans les livres et sur internet,...ça serait un certain colonel Vétrov) serait toujours considéré comme un traître et que le tournage de ce film n'a pas eu l'air de plaire aux actuelles autorités russes. Y aurait-il des gens, aujourd'hui, bien placés qui furent concernés à l'époque par l'histoire ?
Le film se construit sur le contraste des personnalités de Grégoriev et Froment. Grégoriev- Kusturica est un idéaliste qui a la conviction de sauver son pays et croit par sa trahison aider Gorbatchev à rompre avec le système bureaucratique. Le film souligne qu'il ne trahit pas pour de l'argent. Au contraire Froment-Canet, lui qui n'est pas un espion professionnel, est dépassé par ce qui lui arrive. De l'estime d'abord puis de l'amitié vont lier ces deux hommes..... dans le film du moins.
Cet aspect romanesque est-il crédible ? Il est important pour le rythme et l'intérêt du film et c'est peut-être cet aspect qui a déplut à certains critiques puristes.... et pourtant si on veut bien croire à la version officielle, Farewell que le Nouvel Obs qualifie de Soljenistyne de l'espionnage, serait tombé pour avoir tenté d'assassiner sa maîtresse. Qu'est-ce qui parait le plus crédible la version russe "officielle" ou la version du film qui accuse la CIA ou encore Mitterrand qui selon ses confidences à Favier et Martin-Roland mettait en cause le directeur de la DST ?
Certes il faut bien avouer que la fin du film, à l'instar de la fin de ce billet, est un peu baclée... mais pouvait-il en être autrement ? Il n'en reste pas moins une histoire exceptionnelle et un très bon film.
(A suivre)