Presse aidant.......La rumeur est le tocsin des peurs individuelles
Le 20 octobre dernier nous nous envolions pour une escapade de treize jours au Pérou. Pour ce long voyage, d’une douzaine d’heures interminables, en Boeing 777, j’avais acheté quelques livres dont « Inca » d’Antoine B. Daniel et «Le rêve du Celte » de Mario Vargas Llosa, dont je parlerai prochainement sur ce blog et quelques journaux, quotidiens et hebdomadaires. Ce sont les hebdos qui m’ont surpris puisque certains traitaient de la rumeur de Niort dont Libération et le Journal du Dimanche. Il faut dire aussi que les jours précédents, Le Monde, les radios et télévisions avaient déjà évoqué le problème ainsi que la presse régionale.
Deux pages dans le JDD, pour une ville de taille moyenne Niort ça serait quasiment un éloge flatteur si le sujet n’était pas nauséabond, un bâton merdeux !
« A Niort, le racisme à ciel ouvert : la parole est libérée, sans gêne ou si peu …. A Niort, beaucoup sont persuadés que la Mairie fait venir ‘des gens du 9.3’’ contre de l’argent……..
…..'’La boulangère dit qu’elle n’est pas au courant de la rumeur. Et puis elle enchaîne : ‘’ Ce qui est sûr, c’est qu’il y en a de plus en plus …’’ Qui ça ? ‘’Ben les gens du 93’’..On demande ‘’ Mais vous êtes certaine qu’ils viennent du 93 ’’. Un peu gênée : ‘’Ben, ce sont des Noirs ’’. La Boulangerie est à deux pas de la mairie de Niort, l’une des villes touchées par la rumeur du 9-3, celle qui affirme depuis trois ans que ‘’le maire fait venir des gens du 9-3 contre de l’argent’’. Excédée, Geneviève Gaillard, députée-maire, a porté plainte contre X le 11 octobre pour ‘’provocation non publique à la discrimination, la haine et la violence’’.»
Dans la Nouvelle République du 16 octobre Geneviève Gaillard s'expliquait :« Des propos infondés, on ne sait pas d'où ils viennent ni comment les arrêter. Mais je crois à l'intelligence humaine. Je n'ai pas d'autres moyens que ma bonne foi et mon engagement. Je n'ai que ça, face à des gens qui à travers une rumeur veulent détruire... »
Dans Libération le sociologue Eric Fassin professeur de Sciences économique à l’université Paris VIII, fait le même constat : « A Niort, ,l’inquiétude monte : la capitale des assurances aurait signé une convention avec le conseil général de Seine Saint-Denis pour toucher des subventions en contrepartie de l’accueil de personnes de couleur noire. C’est contre cette rumeur du 9-3 que Geneviève Gaillard a déposé plainte….. D’autres villes sont touchées, comme Chalon en Champagne où le député UMP Benoit Apparu s’est également tourné vers la justice…. »
Je me dois aussi de mentionner l’article paru dans le Monde du 16 octobre, journal que je n’avais bien sûr pas emmené au Pérou, mais qui avait eu le mérite par cet article d’enclencher la série, le suivisme des radios et télés puis des autres journaux :
« La rumeur circule, se dérobe, réapparaît et enfle. Dans plusieurs villes, pas très éloignées de l'Ile-de-France, le bruit se répand que certains maires auraient passé une convention avec le département de la Seine-Saint-Denis pour accueillir, contre de l'argent, des populations noires. Insaisissable et invérifiable mais répété sans cesse depuis deux voire trois ans, ce phénomène appelé la " rumeur du 9-3 " empoisonne le débat public à quelques mois des municipales. Plusieurs maires ont décidé de déposer plainte.
Geneviève Gaillard, maire (PS) de Niort, a porté plainte contre X pour " préjudice causé à l'autorité publique par des assertions mensongères, constitutives d'injures ". Cette élue PS a été alertée à plusieurs reprises, par des journalistes locaux et des fonctionnaires, de la nouvelle d'une délibération secrète acceptant le transfert de populations noires depuis la Seine-Saint-Denis moyennant des subventions spécifiques.
L'interpellation, cet été, de deux jeunes Franciliens à la suite d'agressions dans la ville a nourri les fantasmes. " Ça jette un discrédit sur notre travail et laisse prise à la stigmatisation à l'égard de gens de couleur. Je suis choquée par ce racisme qui a touché aussi ma vie de famille ", explique Mme Gaillard pour justifier sa plainte. La maire a vu des administrés la féliciter pour son récent " mariage " avec un Noir, union totalement inventée, qu'elle aurait réalisée secrètement dans une autre commune.
La rumeur peut varier et viser plus globalement des Noirs venus de région parisienne. En juillet, le maire (PS) de Poitiers, Alain Claeys, a porté plainte, lui, pour " outrage à personne chargée d'une mission de service public " après qu'un tag a été tracé sur un bâtiment public, le dénonçant comme " troquant des Noirs contre une passerelle ". L'élu est accusé d'avoir fait financer un viaduc par Paris en acceptant la venue de personnes de couleur. " Le bruit courait depuis deux ans mais je n'y prêtais pas attention. Et puis il y a eu ce tag et des questions posées lors d'un porte-à-porte ", relate-t-il.
En janvier 2012, la ville de Limoges a connu la même psychose collective : selon la rumeur, le maire (PS) Alain Rodet accueillait des étrangers pour financer un centre aquatique. Niort, Poitiers, Limoges, ces villes ont toutes le même profil : territoires en expansion, elles connaissent une mutation urbaine qui modifie leur physionomie. Ainsi Niort, petite ville de cadres moyens plutôt blancs, employés dans les mutuelles, qu'on traverse souvent sans s'arrêter, a grandi et est devenue attractive. Un jardin a poussé en centre-ville. Les cités populaires ont été rénovées et reconnectées au centre par les transports. Certaines familles populaires sont désormais plus visibles. " La ville est en train d'acquérir une population de petite métropole. Comme il faut bien trouver une explication à ce changement et au fait qu'il y a des Noirs, on se dit que le maire les a fait venir ", analyse un observateur.
Des villes plus petites, de toutes tendances politiques, sont elles aussi touchées par la rumeur. Ainsi, à Châlons-en-Champagne, le député (UMP) de la Marne Benoist Apparu, candidat à la mairie, est lui aussi accusé de faire installer des familles venues de Seine-Saint-Denis. La campagne d'insinuations commence alors qu'il est ministre du logement, continue lors des législatives, puis se tasse. Elle ressurgit en juillet - lors d'un conseil de quartier, une dame aborde la question de la délinquance et accuse : " Ce sont ces populations que vous avez fait venir du 93... " Le député dément et annonce qu'il porte plainte." Depuis des mois, on nous rapporte des récits fous ", souligne M. Apparu, qui énumère : la municipalité aurait fait voter une délibération pour aider des familles à s'installer, et leur offrirait le permis de conduire ; si un immeuble doit être construit, c'est pour y loger des " gens du 9-3 " ; on a même annoncé l'arrivée d'un train rempli de 400 Séquano-Dionysiens...
Ses collègues des villes de Vitry-le-François (Marne) ou Saint-Quentin (Aisne) sont aussi visés. " Ce sont toutes des villes près de Paris, qui perdent des populations et où le logement est moins cher ", note le député. A Châlons-en-Champagne, une vingtaine de familles se seraient bien nouvellement installées, dont certaines de couleur. " Mais de là à accuser un système piloté par les maires pour remplir la ville... Il fallait casser la rumeur avant que la campagne municipale commence ", insiste M. Apparu.
A Tulle, on parle aussi de ces prétendues arrivées permettant à la ville de rester au niveau des 15 000 habitants et de ne pas perdre des dotations liées à ce seuil. Le maire PS, Bernard Combes, remplirait ses logements sociaux vacants d'étrangers. Des accusations précises et chiffrées. " On entend qu'on aurait touché 3 000 euros par personne de la part de l'Etat ", confirme Alain Lagarde, adjoint aux finances. Le maire été obligé de démentir " ces rumeurs malodorantes " lors du dernier conseil municipal, début octobre.
Ces mises en accusation font bondir Stéphane Troussel, président (PS) du conseil général de Seine-Saint-Denis : " C'est insupportable et stigmatisant. Comme si on pouvait imaginer que nos populations étaient des marchandises dont on voudrait se débarrasser. ". Il refuse néanmoins de porter plainte "pour ne pas donner d'importance à ces attaques malsaines"»
Pour finir ce tour d’horizon de la presse via la rumeur je reporte l’interview de Jean-Noël Kapferer , professeur à HEC et expert en communication, auteur de « Rumeurs le plus vieux média du monde (Points) dans le JDD du 20 octobre.
« La rumeur du 9-3 vous étonne-t-elle?
Non, mais il faut se demander pourquoi cette histoire ressort maintenant, et où elle surgit. On est en pleine agitation migratoire, cela va de Lampedusa à la petite Leonarda en passant par Valls et les Roms. La rumeur n'apporte pas un thème nouveau, elle se branche sur ce thème. C'est l'actualité qui crée la rumeur. Si une telle rumeur se propage, c'est parce qu'il y a des sujets tabous, dont par exemple il ne faut pas parler pour ne pas faire le lit du FN. La rumeur naît du secret, d'une parole souterraine. La rumeur du 9-3 est une légende urbaine qui relate un discours qui peut exister dans tous les pays occidentaux : une évolution démographique profonde s'annonce et l'élite qui nous dirige en est complice. La rumeur est le tocsin collectif de peurs individuelles.
Cette rumeur stigmatise la Seine-Saint-Denis et ses habitants…
Elle agite la marque 9-3, une marque qui fait peur. C'est un stéréotype négatif dont on a du mal à sortir, créé par l'urbanisation. On a ghettoïsé une partie de l'espace public au point d'arriver à une caricature dont il est désormais impossible de sortir. Comme personne ne s'y rend, personne ne peut voir que la situation est différente de la caricature.
Qu'ont en commun les villes touchées par cette rumeur?
Ce sont des villes moyennes où le taux d'immigration n'est pas très élevé. La peur de l'autre est plus fréquente chez ceux qui sont moins concernés par l'immigration et, du coup, la fantasment. La rumeur s'ancre dans des villes tranquilles et qui souhaitent le rester. Il s'agit de la France profonde qui sent que les fondements de la société sur lesquels elle repose sont aujourd'hui chahutés, pas par l'immigration en particulier mais par l'Europe. Il y a ce sentiment que notre destin nous échappe et que les fondements sur lesquels on a vécu en consensus pendant plus d'un siècle sont remis en cause. Cette rumeur ne touche pas les grandes capitales régionales comme Bordeaux, Lyon ou Marseille. À Marseille, la réalité est bien au-delà de la rumeur. Ces métropoles sont des villes bien ancrées dans la modernité, qui ont intégré le fait que la diversité fait partie de notre siècle. Les villes non ou peu cosmopolites comme Niort ne l'ont pas du tout intégré et en ont peur.
Comment naissent les rumeurs?
La plupart des rumeurs sont une production sociale, spontanée, sans stratégie ni dessein. On ne peut pas réduire l'explication de la naissance d'une rumeur à un individu. À un moment donné, le groupe ou le public se saisit d'une rumeur parce que ce message revêt une profonde signification. On peut lancer 1.000 rumeurs et une seule marchera. Les 999 autres vont se perdre dans la banalité. Celle qui fonctionne est toujours celle qui va toucher l'inquiétude. La rumeur localise l'information émotionnelle. Une information non émotionnelle n'a aucune raison de circuler. Si l'information ne satisfait aucun désir, ne répond à aucune préoccupation latente, ne fournit d'exutoire à aucun conflit psychologique, il n'y aura pas de rumeur. Celle-ci fait écho en nous et nous lui répondons de façon plus ou moins impliquée.
Comment faire taire la rumeur?
Il y a des cycles dans les rumeurs. Certaines s'usent d'elles-mêmes, le public change de sujet comme vous, journalistes, changez de sujets. Mais une façon de tuer la rumeur est d'en parler énormément. Les maires qui portent plainte accélèrent le processus de diffusion de la rumeur pour que tout le monde en parle. Et une fois que tout le monde est touché par la rumeur, elle ne se propage plus. Beaucoup de rumeurs incroyables sont tout de même crues parce que les récepteurs sont sous tension. Lorsque cette tension s'estompe, nous retrouvons certains de nos mécanismes critiques et percevons le caractère fragile de la rumeur. »
Voilà une revue de presse qui nous aura occupés le temps d’un long voyage. Nous nous sommes rendu compte que nos voisins d’avion s’intéressaient à nos lectures. Nous avons compris pourquoi en débarquant à Lima : Thierry et Ginette, non seulement faisaient parti de notre petit groupe, mais étaient également deux-sévriens, eux du nord du département. Une entrée en matière qui à défaut d’être flatteuse pour notre ville (du moins certains de ses habitants) nous a permis de nous faire rapidement des amis.
(A suivre)